Les Amants De Venise
supplié leur seigneur
et maître de les emmener à la fête d’Imperia. Et comme Pierre
Arétin leur avait fait comprendre qu’elles n’étaient après tout que
des servantes élevées secrètement à la dignité de maîtresses, elles
avaient demandé à passer au moins cette nuit en une fête intime, ce
que l’Arétin leur avait généreusement accordé.
Ces charmantes filles étaient donc en pleine gaieté ; elles
avaient imaginé tout un scénario, une sorte de parodie de la fête
de la grande courtisane.
Perina représentait Imperia ; Margherita s’était
métamorphosée en Arétin ; les autres formaient la foule des
invités ; et tantôt buvant, tantôt grignotant des friandises,
tantôt chantant des vers ou jouant de la guitare, les Arétines
avaient de leur mieux singé les splendeurs qu’il ne leur avait pas
été donné d’entrevoir.
Ce fut au plus joli moment de cette scène qui ne manquait pas
d’une grâce naïve que l’Arétin fit une rentrée précipitée, et
ordonna qu’on fermât les portes à triple verrou, et qu’on rabattît
solidement les contrevents des fenêtres.
« Ah ! s’écria la Chiara, sommes-nous donc menacés
d’un siège ?
– Ou plutôt notre maître est-il encore menacé d’être
bâtonné comme il le fut un jour ?
– Silence, Pacofila ! gronda l’Arétin.
– Cependant, cher seigneur, vous paraissez tout troublé,
dit Perina de sa voix douce.
– Buvez un doigt de ce vieux vin de Bourgogne », fit
la Margherita en remplissant jusqu’aux bords un grand verre que
maître Arétin vida d’un trait.
Ayant claqué de la langue, il s’assit, réconforté, et les
Arétines l’entourèrent, se disputant à qui serait assise sur ses
genoux.
« Là ! là ! grogna l’Arétin en défendant sa
barbe, vous m’étouffez, brigandes !
– Étouffé de baisers, quelle mort, cher seigneur !
– La peste vous étouffe vous-mêmes, vociféra Pierre Arétin.
Croyez-vous qu’il soit agréable d’entendre un tel souhait, guenons
fripées, alors que je viens d’échapper au plus effroyable
danger !
– Pauvre cher !
– Oh ! contez-nous cette aventure !
– Soit, asseyez-vous, et soyez sages », dit l’Arétin,
qui, sans doute pour aiguiser sa mémoire, se versa une nouvelle
rasade de bourgogne.
Elles s’étaient assises, curieuses, frémissantes et
frétillantes.
« Je veux, commença l’Arétin, que mon sang coule comme ce
vin si je mens d’un iota et si je n’ai pas échappé au plus terrible
péril que puisse braver un homme seul contre dix…
– Contre dix !…
– J’ai peut-être mal compté ; peut-être bien qu’ils
étaient une vingtaine.
– Oh ! les malandrins !…
– Ce n’étaient pas des malandrins, reprit simplement
l’Arétin ; sans cela, où serait le mérite que j’ai eu de les
mettre en fuite ?
– Des sbires, peut-être ?
– Non, mes petites lunes(NB: On ne sait pourquoi l’Arétin
avait une prédilection spéciale pour ce mot, mais il l’employait à
tout propos.), non, mes petites curieuses. Mais écoutez-moi, je
vais tout vous dire depuis le commencement,
ab ovo
selon
le précepte de l’un de mes confrères nommé Horace.
– Et ce M. Horace fait aussi des vers ? demanda
la Margherita.
– Il en faisait ; il est mort. Mais revenons à mon
affaire. Vous saurez donc que ce soir j’ai été particulièrement
distingué par l’illustre beauté à qui convient le nom d’Imperia
comme les rayons du soleil conviennent au ciel de mai. Allons,
paix, friponnes, ne faites pas semblant d’être jalouses ; ne
savez-vous pas que je connais toutes vos grimaces ? Honoré
donc de l’évidente faveur de la dame qui me fit recommencer par
deux fois la récitation de mon magnifique poème sur le
grand
art d’amour,
je ne fis pas attention à quelques nobles
seigneurs qui se trouvaient relégués au second plan, éclipsés,
j’ose dire, par ma présence. Je ne vis pas qu’ils complotaient je
ne sais quoi dans les coins… qu’est-ce ! n’a-t-on pas heurté à
la grande porte ?
– Non, non, cher seigneur, rassurez-vous.
– Eh ! ventre de ma mère ! Ai-je besoin d’être
rassuré ?… Vers une heure, donc, me sentant fatigué, je me
retirai ; l’idée me vint de rentrer à pied.
– Quelle imprudence !
– Bah ! J’en ai vu bien d’autres ; je
m’acheminais vers ce palais le plus paisiblement du monde !
lorsque tout à coup… ah ! pour cette fois,
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