Les Amants De Venise
de
la somme que nous avions convenue. Donne, poète, donne encrier,
plume et papier, donne que je signe le bon, donne, que j’étouffe ta
juste plainte sous une pluie d’écus, et que je panse ta pitié
attendrie avec ce papier, baume souverain… donne, mais donne donc,
par tous les diables !…
– C’est inutile, dit l’Arétin.
– Inutile ! gronda Bembo stupéfait.
– Oui. Garde tes cinq mille écus.
– Est-ce bien toi qui parles ? Ou est-ce que je
rêve…
– Tu ne rêves pas », reprit l’Arétin avec un
soupir.
Bembo nota ce soupir qui, lui semblait-il, allait à l’adresse
des cinq mille écus.
En effet, l’effort de l’Arétin était considérable. Refuser un
bon de quinze mille livres environ était une sorte de travail
d’Hercule. L’Arétin refusait, cependant, et la vérité nous oblige à
déclarer qu’au nombre des motifs qui lui faisaient une loi de ce
refus, il s’en trouvait un ou deux d’avouables. D’abord, la
jeunesse, la candeur de Bianca, son air si triste et si ingénu, ses
regards chargés de désespoir, tout dans la jeune fille avait
provoqué chez l’Arétin un commencement de pitié sincère. Et puis,
Pierre Arétin, artiste à sa manière s’était dit que c’était
vraiment un crime que de jeter une beauté aussi accomplie dans les
bras d’un homme aussi laid que Bembo.
Là s’arrête l’énumération des motifs honorables que nous avons
dû présenter aux lecteurs afin que la mémoire de l’Arétin, déjà
chargée par l’histoire de malédictions fort exagérées et assez
hypocrites, ne fût pas définitivement honnie grâce à nous.
Malheureusement, il y avait à ce refus étonnant d’empocher tant
d’argent des motifs d’un autre ordre.
L’Arétin était encore sous le coup de la terreur que lui
inspirait Imperia. Il avait la conviction que la courtisane
chercherait à le faire tuer. Que serait-ce donc lorsque Imperia
saurait que sa fille était détenue chez l’Arétin !… À cette
seule idée, il blêmissait. Car, si fort qu’il tînt à l’argent, il y
avait une chose à laquelle il tenait plus encore : c’était la
vie.
Ce fut donc moitié en frémissant de terreur, moitié frémissant
de pitié, un peu en soupirant de regret, et un peu en s’admirant
soi-même qu’il reprit :
« Tu ne rêves pas, Bembo. C’est bien moi, Arétin, qui
refuse le bon de cinq mille livres que tu viens de
signer. »
En effet, le cardinal venait de prendre lui-même les objets
qu’il avait demandés, encrier, plume et papier, avait signé le bon
et le poussait devant l’Arétin.
« Prends donc, compère, dit-il.
– Non ! » dit l’Arétin en jetant un flamboyant
regard sur le bon.
Bembo se leva, s’approcha de Pierre Arétin et
grommela :
« Tu veux donc m’obliger à approfondir le mystère de ton
voyage auprès de Jean de Médicis et du meurtre de ce
soldat ? »
Il disait cela au hasard, ayant simplement de vagues soupçons
sur l’attitude de l’Arétin dans cette affaire. Mais l’Arétin fut
convaincu que le cardinal en savait assez long pour l’envoyer
pourrir dans quelque puits. Il fut frappé d’épouvante.
Et comme Bembo lui tendait à nouveau le précieux papier,
l’Arétin, cette fois, le prit en faisant un grand geste qui
signifiait :
« Après tout, de quoi vais-je me mêler là !
– Ainsi, dit alors le cardinal, tout demeure en
l’état ?
– Eh ! oui, compère. J’ai eu, je l’avoue, une minute
de pitié pour cette petite…
– De la pitié ! grinça Bembo. De la pitié, parce que
c’est moi qui l’aime, n’est-ce pas ? Et que moi je suis
condamné à ne jamais aimer et à ne jamais l’être ! De la
pitié, vraiment ! Parce que je veux élever jusqu’à moi cette
fille de courtisane, parce que je veux faire sa fortune !
Ah ! si le dernier des bavards à cheveux blonds bouclés et à
fine moustache l’entraînait dans la misère avec accompagnement de
guitare, tu n’aurais pas pitié d’elle ! Mais moi ! moi,
il m’est défendu d’être un homme !… Et puis, que m’importe au
fond ! Si je veux être ainsi, je le serai, le reste ne compte
pas. »
Bembo s’apaisa soudain.
« Adieu, dit-il ; songe que je compte sur l’Arétin… et
les Arétines. »
Pierre l’accompagna, le vit disparaître, et revint retomber
méditatif, sur un fauteuil.
Mais bientôt, il murmura entre ses dents :
« Ah ! ça, mais je vais avoir la fièvre si je
m’intéresse à ce
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