Les Amants De Venise
point du jour, son
procès est instruit, et dans une quinzaine au plus tard, sa tête
roule sous la hache du bourreau. »
Ayant dit, il tourna le dos en s’en allant paisiblement, à pas
lents, s’enfonça dans la nuit.
L’instant fut terrible pour Bianca : elle eut à choisir
entre sa propre mort à elle, et la mort de sa mère. L’horreur fut
la plus forte de songer à sa mère saisie, jetée dans un cachot,
puis traînée au supplice. Elle eut un grand frisson, puis calme,
rejoignit Bembo et marcha derrière la petite lumière falote qui se
balançait à la main du cardinal.
Elle marchait, très pâle, avec une singulière dignité qui la
transformait.
Bembo la sentit sur ses pas et ne tourna pas la tête.
Une joie sourde et profonde montait à sa tête, en même temps
qu’un orgueil farouche d’avoir dompté la rebelle et de l’entraîner
ainsi dans le sillage de sa petite lumière, étoile sinistre en
marche vers des crimes.
Il se remit en route.
Bientôt il atteignit les rivages de la lagune et retrouva sa
gondole.
Il la désigna du doigt à Bianca.
La jeune fille eut un suprême mouvement de recul, puis la
soudaine vision de sa mère traînée à l’échafaud la fit
frissonner : elle prit place dans la gondole.
Chapitre 10 VIERGE
L’arétin était comme le lièvre de la fable : un rien lui
donnait la fièvre ; il avait peur de son ombre, il ne voyait
autour de lui que pièges, traquenards et embuscades. C’était un
trembleur, mais un trembleur d’une espèce assez rare, puisqu’il
proclamait lui-même sa lâcheté, et qu’on sait du reste qu’en
général il n’y a rien de vantard et de fanfaron comme un
poltron.
Pierre Arétin avait, en vertu de cette poltronnerie qu’il se
plaisait à avouer hautement, quitté avec précipitation la fête
d’Imperia au moment même où cette fête était dans tout son éclat,
et où il eût pu, par conséquent, trouver plus d’une occasion de
placer ses poésies.
La cause de ce départ, qui ressemblait à une fuite, était un
accès de terreur que l’Arétin, qui se connaissait parfaitement,
n’essaya même pas de surmonter.
On n’a pas oublié – ou si le lecteur l’a oublié, notre devoir à
nous est de nous en souvenir – que pendant le cours de cette fête,
et au plus beau moment, Roland Candiano avait suggéré à Pierre
Arétin d’entraîner Imperia en quelque pièce déserte. Maître Pierre
avait obéi ; au moment où il allait pénétrer avec Imperia dans
le boudoir où elle le conduisit, Roland l’arrêta par le bras, entra
à sa place, et l’Arétin se trouva le nez devant une porte
fermée.
Tout d’abord, il n’en éprouva nulle contrariété, et satisfait
d’avoir si bien réussi dans sa mission, il regagna les salles de la
fête. Mais bientôt son esprit fertile en combinaisons terrifiantes
et son imagination prompte à s’alarmer se mirent en mouvement. Il
réfléchit qu’Imperia avait plus d’une cause de haine contre Roland.
Il établit que si Roland avait voulu avoir un entretien avec la
courtisane dans des conditions aussi mystérieuses, c’était sûrement
que quelque drame allait se passer.
Et sans aucun doute Imperia vaincue par Roland ferait retomber
sa fureur sur celui qui l’avait mystifiée, c’est-à-dire sur
l’Arétin. Or, cette fureur se traduirait par quelque bon coup de
poignard à lui octroyé par quelqu’un des nombreux amis de la
courtisane.
Dès que cette pensée fut entrée dans son esprit, l’Arétin se
considéra comme un homme mort. Il est vrai que Roland, fidèle à son
traité, lui avait évité force mauvaises aventures et l’avait sauvé
de quelques bastonnades. L’Arétin avait donc en lui une confiance
illimitée.
« Mais, ajouta-t-il, ce serait vraiment tenter le diable
que de demeurer une minute de plus dans la maison de cette femme
que j’ai gravement offensée et qui sans doute en ce moment même
cherche la vengeance qu’elle pourra bien tirer de moi. Qui sait
s’il n’est pas trop tard ! »
Le résultat de ces réflexions fut que l’Arétin traversa les
salles de fête le plus rapidement qu’il put et fendit le flot des
invités en surveillant étroitement les gestes des gens qu’il
coudoyait. Parvenu dehors, il se jeta dans sa gondole comme un
homme qu’on poursuit, et lorsqu’il fut dans son palais, il se hâta
d’en faire barricader les portes.
Les Arétines n’étaient point couchées encore.
En effet, elles avaient d’abord vainement
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