Les Amants De Venise
accablement.
Oui, il rôde dans Venise, imprenable, insaisissable, invisible. En
vain tout ce qu’il y a de sbires dans cette ville est-il employé à
le chercher ! Il échappe à tous les pièges ; et moi je
n’échapperai pas à ses coups si je demeure ! Le cercle se
resserre autour de moi. Je suis perdu si je reste. Je n’ai même
plus le temps d’exécuter ce que j’avais conçu… Il faut hâter ma
fuite. »
Ce que Bembo avait conçu, on se le rappelle.
Son plan, dans la ligne générale, était de quitter Venise en
enlevant Bianca. Au moment où dans une nuit de terreur, il avait
résolu de fuir, Sandrigo était vivant ; le mariage était
convenu pour le samedi. Le plan de Bembo avait été de tenir en
effet parole à Sandrigo ; mais après la cérémonie, il faisait
enlever Bianca et la faisait conduire chez l’Arétin, qui devait, au
bout de quelques jours, faire sortir Bianca de Venise parmi les
Arétines.
Une partie de ce plan était exécutée puisque, en suite des
événements de la nuit, Bianca se trouvait au pouvoir de Bembo et
déjà enfermée chez l’Arétin.
Bembo ignorait d’ailleurs la mort de Sandrigo.
Mais il n’avait plus à tenir parole en ce qui concernait la
cérémonie du mariage, puisque Bianca avait fui le palais Imperia et
que Sandrigo ignorait ce que la jeune fille était devenue.
Restait donc à exécuter la deuxième partie du plan.
D’abord, le travail des Arétines sur l’esprit de Bianca, qui
devait demander une quinzaine de jours. Ensuite, le départ de
l’Arétin, accompagné de toutes ses Arétines, y compris Bianca.
C’était cette dernière partie qui se trouvait modifiée par
l’événement que le valet de chambre venait de raconter à Bembo. Ce
n’était plus quinze jours qu’il fallait rester à Venise ! En
ces quinze jours, Roland l’aurait sûrement frappé.
Bembo résolut d’agir au plus tôt.
« Il faut que, demain, je sois hors de Venise avec
Bianca ! »
Ayant convenu toute chose avec lui-même, le cardinal se coucha
et s’endormit. Il se força à dormir. Il se commanda d’oublier tout
au monde, afin que son esprit fût rafraîchi et son corps reposé par
quelques heures de sommeil. Et telle était en effet la puissance de
cet homme sur lui-même qu’il parvint à s’endormir
profondément ; mais par un phénomène bien connu, il se
réveilla à l’heure même qu’il avait indiquée à son valet. Il
achevait de passer une robe de chambre lorsque le valet frappa à la
porte et annonça le chef de police Guido Gennaro.
Le cardinal reçut le chef de police avec un visage reposé et
souriant. Il lui indiqua un siège, et ordonna de faire entrer son
secrétaire.
« Vous permettez, n’est-ce pas ? dit-il
aimablement.
– Je suis à vos ordres, monseigneur », répondit
Gennaro.
Le cardinal se fit présenter la liste des personnes qui lui
demandaient audience.
« Veuillez dire que je recevrai demain seulement, fit-il. À
propos, ajouta-t-il en compulsant la liste, dites à M. le curé
des Saints-Anges de Rome que je le prie à déjeuner dimanche après
la grand-messe. Veuillez en outre annoncer à MM. les doyens et
vicaires de Venise que je ferai une tournée la semaine
prochaine ; je la commencerai mardi pour la finir
vendredi ; je les préviens afin qu’ils puissent préparer les
requêtes qu’ils auront à me présenter. À propos, n’oubliez pas que
jeudi prochain je dois prêcher devant Mgr le doge ; vous
ferez mettre en état les fauteuils qui servent au doge et à sa
suite en pareil cas. »
Il congédia le secrétaire.
« Vous aurez là une semaine bien remplie », dit alors
Guido Gennaro avec un sourire qui fit tressaillir Bembo.
En même temps, il s’apercevait que le chef de police avait les
yeux fixés sur sa main bandée de linges ; il la cacha sans
affectation et répondit :
« En effet, cher monsieur ; et je crois que la semaine
qui suivra sera plus chargée encore. Mais je ne m’en plains pas. À
quoi occuperais-je mon temps, sinon à remplir les fonctions de mon
ministère pour le mieux de tous ? Cela n’empêche pas le
pasteur d’être attaqué par les loups, d’ailleurs.
– Vous voulez parler, monseigneur, de l’audacieuse attaque
qui a été dirigée cette nuit contre votre palais ?
– C’est cela même. Qu’en pensez-vous ? Je vous ai fait
venir pour vous demander votre avis là-dessus.
– Je pense que l’événement est d’autant plus grave qu’il
coïncide
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