Les Amants De Venise
Venise pour se rendre à Rome. »
Bembo, maintenant, méditait profondément.
« Et quel rapport, demanda-t-il, voyez-vous entre la mort
de Sandrigo et le départ de la courtisane, d’une part, et l’attaque
de mon palais d’autre part ?
– Aucun rapport, monseigneur. J’ai dit seulement
coïncidence. Mais la coïncidence me semble curieuse ; et je me
demande si les gens qui ont frappé Sandrigo, qui obligent Imperia à
fuir, ne sont pas les mêmes qui ont, cette nuit, voulu s’emparer de
Votre Éminence.
– Dans quel dessein, à votre avis ?
– Que sais-je, moi ? Vengeance personnelle
peut-être…
– Vous supposez donc que Roland Candiano a une vengeance à
exercer contre moi ? » s’écria Bembo.
Le cardinal n’eut pas plus tôt prononcé ces paroles qu’il les
regretta. Le sourire qui se dessina sur les lèvres de Gennaro le
convainquit que le chef de police possédait bien des secrets.
« Que m’importe après tout ! songea-t-il avec rage.
Demain, comme Imperia, je serai hors de ce cercle de fer que je
sens se resserrer autour de moi. Demain j’aurai fui ! Demain
je serai sauvé !
– Quoi qu’il en soit, reprit Guido Gennaro, d’ici peu de
jours, je saurai la vérité sur cette attaque dont vous avez été
victime. Mais en attendant, si j’avais un bon conseil à donner à
Votre Éminence…
– Donnez, donnez…
– Eh bien, à votre place, monseigneur, je ne coucherais pas
ici ce soir, ni demain, ni pendant un bon mois. »
Bembo se leva.
« Vous vous trompez ! dit-il gravement. Un évêque doit
demeurer dans son palais épiscopal. Dieu, qui m’a protégé cette
nuit en m’envoyant courir au chevet d’un mourant à l’heure où je
devais être attaqué, me protégera encore. Ce soir, demain et les
jours suivants, je ne sortirai pas d’ici.
– J’admire le courage de Votre Éminence, fit Guido Gennaro
en s’inclinant de telle sorte que Bembo ne pût voir son sourire.
Mais je ferai mon devoir en vous protégeant. J’ai envoyé vingt
archers pour monter la garde devant ce palais. Ils y resteront en
permanence tant que tout danger sera possible.
– Cela, je l’accepte et vous en remercie », dit
Bembo.
Guido Gennaro prit alors congé du cardinal et se retira en
grommelant à part lui, tout en se frottant les mains :
« Mes vingt archers monteront bonne garde, monseigneur, je
vous en réponds !… Avant votre départ, il faut que je sache si
oui ou non vous êtes resté fidèle à Altieri, si vous faites partie
de la grande conspiration. Vous manquez à ma collection,
monseigneur… »
Bembo, demeuré seul, se mit à rassembler activement des diamants
qui constituaient une importante fortune sous le plus petit volume
possible. Il les plaça dans une ceinture de cuir qu’il ceignit
autour de ses reins sous ses vêtements.
Puis il brûla un certain nombre de papiers, et en serra d’autres
dans une poche du justaucorps dont il s’habilla. Il acheva de
s’équiper comme un cavalier qui va voyager, suspendit à son
ceinturon une bonne épée et une dague, puis enfin, jeta autour de
lui un long regard, non pour dire adieu aux choses familières qui
l’entouraient, mais pour se demander s’il n’oubliait rien.
Alors, il sortit de son palais par une porte dérobée, échappant
facilement à la surveillance des archers de Gennaro. Une fois
dehors, Bembo respira fortement. Il marcha jusqu’au bord du Grand
Canal où il causa assez longuement avec un gondolier à qui il finit
par donner de l’argent, sans doute le prix du passage de la lagune
qu’il assurait par avance.
Cette dernière précaution prise, il se dirigea vers le palais de
l’Arétin, comme la demie de midi sonnait à Saint-Marc.
L’Arétin ne fut pas surpris de voir Bembo sitôt revenu chez
lui.
« Il rôde autour de la petite », songea-t-il.
Et à haute voix :
« Parbleu, j’allais me mettre à table pour réparer les
émotions de cette nuit. Merci d’être venu me tenir compagnie, je
vais appeler…
– N’appelle personne. J’accepte ton déjeuner, mais je ne
veux pas qu’on me sache ici.
– Cependant on t’a vu entrer.
– Ton valet, seul, qui m’a introduit. Tu vas l’enfermer
quelque part jusqu’à demain matin.
– Ah ! ça, que se passe-t-il ?
– Fais toujours ce que je te dis, nous causerons à
table. »
L’Arétin sortit de sa chambre, où avait lieu cette conversation,
et revint dix minutes plus tard en disant :
« Je n’ai
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