Les Amants De Venise
pas enfermé le drôle, car il eût peut-être
crié ; je lui ai donné une commission urgente pour quelqu’un
qui demeure à Trévise. En ce moment, il navigue et ne sera de
retour que dans deux jours.
– C’est parfait ; maintenant, tu vas faire servir ici
le déjeuner et tu veilleras ensuite à ce qu’on nous laisse
tranquilles. »
En même temps qu’il parlait ainsi, Bembo se cachait dans un
cabinet d’où il entendit son « compère » donner ses
ordres ; le déjeuner se trouva bientôt servi avec cette
remarquable promptitude que l’on mettait chez l’Arétin aux choses
de la table, affaire sérieuse entre toutes… Pierre ferma alors les
portes et appela Bembo qui sortit de sa cachette et se mit à
table.
Les deux hommes se mirent à manger en silence, chacun d’eux
occupé par ses pensées. Bembo, cependant, paraissait calme, tandis
que l’Arétin devenait de plus en plus nerveux et inquiet. À
diverses reprises, il essaya de faire causer le cardinal. Mais
celui-ci ne lui répondait que par monosyllabes.
Le repas terminé, Bembo s’installa près du feu dans un grand
fauteuil et parut s’assoupir.
« Ah ! çà, grommelait l’Arétin qui, pendant ce temps,
arpentait la chambre avec agitation, est-ce qu’il va prendre logis
chez moi ? Le voilà qui dort. Comment tout cela
finira-t-il ? »
Bembo ne dormait pas : il réfléchissait et achevait de
combiner son départ. En somme, il était là en sûreté pour quelques
heures ; si on essayait de l’attaquer, ce serait sûrement dans
son palais. Il n’y avait plus qu’à attendre la nuit et à sortir de
Venise.
Toute la question était de décider Bianca.
L’Arétin finit par se mettre dans une embrasure de fenêtre, à
écrire sur une autre table qu’il avait tirée jusque-là.
De temps à autre, il jetait un coup d’œil sur Bembo, qui
paraissait toujours dormir. Cependant, il observa que le cardinal
était parfois agité d’un violent tressaillement.
Peu à peu, l’obscurité envahit la chambre. Le soir tomba, puis
la nuit vint.
L’Arétin, depuis longtemps, avait cessé d’écrire, et accoudé sur
la table, examinait Bembo avec une curiosité où il y avait un
commencement d’épouvante.
Tout à coup, il s’aperçut qu’il ne le voyait plus.
Le poète frissonna et grommela un juron ; il se leva et se
dirigea vers la cheminée où il voulait allumer un flambeau de cire.
Mais une main se posa sur son bras, et il entendit la voix de
Bembo :
« N’allume pas.
– Pourquoi ? fit l’Arétin en tressaillant.
– C’est inutile. Assieds-toi et écoute. »
Pourquoi Bembo ne voulait-il pas de lumière ? Peut-être
craignait-il de laisser voir ce qu’il avait pensé et
conspiré ; peut-être craignait-il simplement que son rêve de
ténèbres ne s’évanouît…
L’Arétin s’était assis.
Bembo parla :
« Je t’avais demandé deux choses : la première,
c’était de garder cette jeune fille chez toi pendant une quinzaine
de jours, et tu me répondais qu’au contact des Arétines, ce qu’il
pouvait y avoir chez Bianca de trop… jeune fille se
dissiperait.
– C’est vrai, dit sourdement l’Arétin, j’ai promis cela…
mais par tous les diables, j’aime encore mieux encourir la fureur
d’un roi, et si tu n’avais payé…
– Tais-toi, interrompit Bembo. Tu m’avais en outre promis
de faire sortir Bianca de Venise.
– C’est encore vrai.
– Eh bien, je te délivre de ces deux missions que je t’ai
payées d’avance. »
L’Arétin fit un bond et, atterré, gronda :
« Il faut alors que je te rende…
– Non, rassure-toi ; tu ne me rendras rien, à une
condition.
– Parle…
– Voici : j’ai résolu de quitter Venise dès ce soir.
Ne t’exclame pas, c’est inutile. Mon départ est nécessaire. Je veux
emmener Bianca avec moi. Ma gondole m’attend à quelques pas de ton
palais pour me faire traverser la lagune… Une fois là je suis
sauvé.
– Sauvé !…
– Je veux dire que le reste du voyage m’inquiète peu, voilà
tout.
– Voyons la condition.
– Comment s’appelle celle de tes servantes à qui tu as
confié Bianca ?
– Perina.
– Tu vas l’appeler, de façon que Bianca demeure seule.
Puis, tu m’indiqueras la chambre où elle se trouve. Il faut que je
décide cette enfant à me suivre.
– Que dira sa mère ? murmura l’Arétin terrifié.
– Nous allons justement la rejoindre. Ainsi, tes scrupules
n’ont pas de
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