Les Amants De Venise
poignard.
Pour la réussite d’une conjuration, vous aussi, c’est-à-dire pour
vous assurer votre part dans les dépouilles de Foscari vaincu, vous
avez accepté d’attendre ici la fille de Dandolo et de
l’assassiner. »
Grimani, d’un mouvement insensible, venait de réussir à ramener
complètement son manteau sur ses genoux, c’est-à-dire que ses mains
étaient cachées – et libres d’agir !
Roland n’avait rien remarqué. Il continua :
« Comment, seigneur Grimani, vous êtes jeune, vous êtes
beau, vous êtes intelligent, la vie s’ouvre devant vous, souriante,
et alors qu’on pourrait vous croire occupé de nobles pensées, vous
méditez, vous, un meurtre sur une femme, pour assouvir je ne sais
quelle pauvre ambition ?… Allez, Grimani, j’oublierai cette
soirée, j’oublierai votre crime, j’oublierai que vous avez voulu
être du parti des oppresseurs contre les opprimés ;
j’oublierai tout cela, parce que vous êtes jeune, parce que je vous
crois égaré, et que peut-être une grande leçon comme celle-ci fera
de vous un homme. Allez, jurez-moi de quitter Venise dès ce soir,
et revenez me trouver dans un mois… »
Pour toute réponse, Grimani eut un éclat de rire funeste :
il se leva, imprima à la barque une violente secousse, et rejetant
son manteau, se laissa tomber de tout son poids sur Roland…
L’instant d’après, Grimani se trouva dans le canal, aveuglé,
suffoqué, terrifié, son poignard disparu, et quelque chose autour
du cou, comme un carcan de fer.
Que s’était-il passé ?
Ceci : que Roland n’avait pas perdu de vue un seul de ses
gestes, qu’il avait pour ainsi dire suivi sa pensée pas à pas,
qu’il s’était levé en même temps que Grimani, et que, loin de
chercher à conserver son équilibre, il avait achevé de chavirer la
barque.
Il en résultat que Grimani, au lieu de tomber sur Roland, fut
précipité dans le canal ; l’instinct lui fit ouvrir les mains
pour se soutenir dans l’eau, et il lâcha sa dague.
Roland avait sauté en même temps.
D’une seule brasse, d’une seule ruée, pourrait-on dire, il
atteignit Grimani, et ses deux mains formèrent autour de son cou ce
carcan de fer dont Grimani eut l’impression.
La lutte fut courte.
Il y eut quelques soubresauts ; l’eau fut violemment
agitée, puis les deux hommes disparurent sous les flots…
*
* *
Quelques secondes s’écoulèrent.
Puis il y eut un remous des eaux.
Une tête pâle se montra… c’était celle de Roland… Il se
maintenait sur l’eau attendant…
Des minutes se passèrent dans un silence terrible, que troubla
seul un sourd gémissement venu du fond des prisons.
Tout à coup, à vingt brasses de lui, Roland aperçut une forme
noire qui se balançait à la surface de l’eau, plongeait mollement,
puis se montrait encore.
Il se mit à nager vigoureusement, et atteignit la forme
noire…
C’était le cadavre de Grimani, avec sa face violette, ses yeux
exorbités, sa bouche tordue par un rictus, comme si cet éclat de
rire funeste qu’avait entendu Roland se fût perpétué sur les lèvres
du mort…
Chapitre 15 LAISSER COURRE
Roland sortit du canal aux abords de la place Saint-Marc.
L’exécution qu’il venait d’accomplir ne laissait aucun trouble dans
son esprit. Chose étrange, ce duel épouvantable dans l’eau, cette
mort terrible de son adversaire disparaissaient déjà de son esprit.
Ce n’était qu’un incident dans la bataille qu’il avait entreprise.
À peine sorti de l’eau, il se dirigea vers l’un des dix ou douze
refuges qu’il avait dans Venise, disséminés un peu partout, et se
hâta de changer ses vêtements mouillés contre un vêtement de
cavalier.
Alors, il prit le chemin de l’île d’Olivolo, devenue le
véritable centre de ses opérations.
Son entretien avec Gennaro l’inquiétait peu.
Il avait percé à jour l’âme de ce chef de police, et avait
acquis la conviction que Guido Gennaro ne tenterait pas de
l’arrêter avant un bon mois.
En effet, la cérémonie traditionnelle du mariage du doge Foscari
avec l’Adriatique était fixée à un mois, et c’était ce jour-là que
devait éclater, en même temps que la conjuration, le coup de foudre
longuement préparé par Roland.
Coup de foudre qui devait frapper – du moins selon ses
prévisions – Altieri, Dandolo, Bembo et Foscari, tous les quatre
expiant ensemble le crime qu’ils avaient combiné ensemble.
En passant devant Sainte-Marie-Formose,
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