Les Amants De Venise
Vous cherchez une gondole pour une promenade au clair de
lune ? »
Roland, sans répondre, enjamba les cordages, se trouva en face
du marinier qui venait de parler, sortit son poignard et
dit :
« Ce poignard dans ton ventre si tu mens d’une
syllabe ; cent écus d’argent si tu dis la vérité. Que
choisis-tu ? »
Au ton de la voix, le marinier comprit qu’il ne s’agissait pas
d’une plaisanterie, et instantanément son choix fut fait.
« Je choisis les cent écus, par la Madone.
– Bien. La gondole qui manque… là… depuis quand est-elle
partie ?
– Dix minutes à peine. Je m’apprêtais à m’endormir sous ma
tente, et je l’ai vue faire force de rames.
– Qui emmène-t-elle ?
– Un homme seul, habillé en cavalier, avec un manteau
noir.
– D’où venait l’homme ?
– De là ! fit le marinier en étendant le bras vers le
palais Arétin…
– Cet homme… avait-il l’air tranquille ?
– Tranquille ? Comme un sanglier qui entend la
meute ! Il se retournait à chaque pas, et s’est jeté sous la
tente comme s’il eût eu tous les sbires de Venise à ses
trousses.
– C’est lui !… tu entends, c’est lui ! » dit
Roland.
Scalabrino fit un signe de tête. Roland reprit :
« Où la gondole allait-elle ?
– Vers la lagune.
– Te charges-tu de la rattraper ?
– On peut essayer !
– Embarque ! » fit Roland.
Scalabrino qui était demeuré sur le quai embarqua. Le marinier
réveilla deux matelots qui dormaient dans les gondoles voisines, et
bientôt l’embarcation se mit à voler sur les flots.
Scalabrino et Roland avaient pris place sous la tente, soit pour
ne pas gêner la manœuvre, soit que Roland eût à parler à son
compagnon.
Il lui parla, en effet, pendant la traversée, tenant ses mains
dans les siennes, lui versant les consolations, sans doute, que son
cœur trouvait et que le géant écoutait en continuant de sangloter
doucement.
Roland s’éloignait de Venise en un moment terrible.
Non seulement Léonore pouvait être menacée encore sans qu’il fût
là pour la sauver encore, mais cette absence pouvait faire avorter
tous les projets de Roland.
Mais pas un instant, il ne songea à renoncer à la poursuite
qu’il entreprenait.
Comme la gondole allait atterrir, Roland sortit de la tente et
alla se poster à l’avant.
« La terre est là ! dit bientôt le marinier.
– Comment n’avons-nous pas rencontré la gondole que nous
poursuivons ?
– La lagune est large. Nous l’avons traversée en ligne
droite ; ils ont pu obliquer à gauche ou à droite… Mais non…
tenez…
– Silence, dit Roland, j’ai vu. »
À cent brasses, les vagues déferlaient : le rivage était
là ; et, dans l’obscurité, Roland venait d’apercevoir un feu
pâle.
« Nagez ferme ! » commanda-t-il.
Quelques minutes plus tard, Roland et Scalabrino sautaient à
terre. Et là, sur le rivage, deux ou trois mariniers apparurent.
Roland se dirigea vers eux.
« Que faites-vous là ? demanda-t-il d’un ton
d’autorité.
– Excellence, répondit l’un des mariniers, nous attendons
que le vent s’abatte un peu pour regagner Venise.
– Qu’est devenu l’homme que vous avez conduit ici ? Un
homme vêtu en cavalier, manteau noir ? Répondez ! Il y va
de la vie. »
Les mariniers se consultèrent du regard : sans doute, ils
virent qu’ils n’étaient pas de force à résister, car le patron
reprit :
« Ma foi, l’homme dont vous parlez nous a grassement payés
pour lui faire passer la lagune, mais il ne nous a pas payés pour
nous taire…
– Et moi je paie quand on parle », dit Roland en
tendant une pièce d’or au marinier qui se courba en deux, et, tout
à fait convaincu de la force des arguments de son interlocuteur,
ajouta :
« L’homme en question a pris par là, tout droit. »
Il étendait la main dans la direction de Padoue.
« Il y a longtemps ? fit Roland.
– Cinq minutes.
– L’avez-vous reconnu ?
– Non, Excellence. »
Roland comprit que le marinier avait dit tout ce qu’il pouvait
dire, et qu’il n’en tirerait pas un mot de plus.
Il se tourna vers le gondolier qui l’avait amené et qui avait
sauté à terre en même temps que lui.
« Peux-tu me fournir de quoi écrire ? »
L’homme entra dans la gondole, fit signe à Roland de le suivre,
décrocha le fanal de l’avant, et pénétra sous la tente. Là, il
ouvrit une sorte de layette ou petite armoire
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