Les Amants De Venise
retira son masque, et Grimani tressaillit de
terreur : car cet homme qui venait de lui donner le mot de
passe, il ne l’avait jamais vu parmi les conjurés. Cependant, la
conspiration étendait de telles ramifications dans Venise qu’il
était possible, entre tant d’hypothèses qui lui traversèrent le
cerveau, que cet homme lui eût été envoyé par un des chefs.
« Monsieur, dit-il d’une voix calme, je distingue votre
visage, et je vois que vous m’êtes inconnu ; cependant, vous
avez prononcé un mot…
– Qui vous prouve que je fais partie de la grande
conjuration. »
Grimani s’inclina, mais observa un silence prudent.
« Eh bien, dit alors Roland, vous vous trompez, je ne
conspire pas, je ne suis pas des vôtres, et si j’ai employé le mot
de passe des cryptes de Saint-Marc, c’est que je voulais vous
aborder tranquillement, ayant à causer avec vous. »
Grimani pâlit. Un juron éclata sur ses lèvres et il se dressa
subitement, le poignard à la main. Il n’avait pu faire un geste que
déjà, Roland, avec cette souplesse et cette force prodigieuse que
les exercices violents dans la montagne et peut-être plus encore
son travail dans les puits avaient décuplées, Roland saisit le
poignet de son adversaire, qui, sous cette étreinte, poussa un
hurlement de rage et laissa échapper son arme.
Roland ramassa le poignard et le tendit à Grimani.
Celui-ci, stupide d’étonnement, le saisit, et
balbutia :
« Que voulez-vous donc ?
– Vous allez le savoir, si vous voulez prendre la peine de
m’écouter quelques minutes avec tranquillité. Mais asseyez-vous, je
vous prie, les mouvements que vous faites finiront par nous faire
chavirer. »
Grimani, dompté, obéit.
« Je vous écoute, dit-il.
– Monsieur, reprit Roland, je vois que vous ne me
connaissez pas. Il faut donc que vous sachiez qui je suis. Vous
souvient-il d’une certaine soirée chez la courtisane Imperia où,
après avoir insulté le scribe Arétin, vous fûtes saisi par un
laquais et jeté dehors ? »
Grimani, à ce souvenir, grinça des dents.
« Je vois que vous vous souvenez, dit Roland. Depuis, par
trois fois, vous avez cherché à vous venger de ce pauvre Arétin,
croyant que c’était lui qui vous avait fait jeter à la porte. Et à
chaque fois, par une incroyable fatalité, votre vengeance a
misérablement avorté au bon moment. »
Grimani, stupéfait et terrifié, fixait sur cet inconnu qui lui
parlait ainsi un regard de fureur et de curiosité passionnée.
« Monsieur, poursuivit Roland, c’est moi qui ait fait
avorter vos vengeances. C’est moi qui me suis dressé entre vous et
Pierre Arétin. Je ne voulais pas que le poète fût frappé
injustement. Je dis injustement, car c’est par mon ordre et non par
le sien que vous avez été saisi et porté dehors, aux yeux de tous
vos amis.
– Malédiction ! rugit Grimani. Qui es-tu
donc ?
– Vous allez le savoir… Est-ce que votre père, le vieux
Grimani, n’a pas fait partie du Conseil des Dix, en l’an
1509 ? »
Grimani tressaillit violemment, et un frisson, avant-coureur de
l’épouvante, parcourut sa chair à fleur de peau.
« Est-ce que, continua Roland, votre père ne fut pas un de
ceux qui condamnèrent le vieux Candiano à avoir les yeux
crevés ?… Je vais vous apprendre une chose que vous ignorez.
Le vieux doge aveuglé fut abandonné sur une route et vécut six ans
de la charité publique, c’est-à-dire de la misère la plus misérable
que puisse connaître un être humain. Et maintenant, vous qui êtes
le fils de l’un des juges, sachez que je suis, moi, le fils du
condamné…
– Roland Candiano ! gronda Grimani.
– Oui, dit Roland dont la voix devenue rauque et dure
semblait faire vaciller son adversaire comme un vent d’orage fait
vaciller un arbre ; oui, Roland Candiano… Votre père commit
une lâcheté, monsieur ; il savait, lui, que le mien n’était
coupable d’aucun attentat contre la loi ; le vieux Grimani
condamna le vieux Candiano, en bon père qu’il était ; car s’il
commit cette effroyable lâcheté, ce fut pour assurer votre avenir.
Cet avenir fut en effet assuré : et pendant que libre,
insoucieux, vous promeniez votre jeunesse du Rialto au Lido, parmi
les sourires de femmes, moi, au fond de ces puits, je sanglotais en
me demandant quel était mon crime, je sanglotais… tenez, comme
sanglotent les voix que nous entendons en ce moment. »
En effet, à ce moment, des
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