Les Amants De Venise
couvertes
d’un manteau, elle se laissait aller au balancement de sa
barque.
Pourquoi ses seules promenades régulières la conduisaient-elles
deux fois par semaine sous le pont des Soupirs ?
Quelles méditations, quels remords, ou quels espoirs venait-elle
y chercher ?
Qui sait ? Peut-être les gémissements des prisonniers qui,
parfois, troublaient le silence de ce coin sinistre…
Peut-être voulait-elle savoir comment il avait
souffert !…
Roland, à la vue de Léonore, avait éprouvé cette émotion
exceptionnelle qui brise les membres, qui laisse le cerveau
vide.
D’un puissant effort, il se remit.
Et comme la gondole n’était plus qu’à quelques brasses de lui,
il coupa l’amarre de la petite barque où il attendait, et donna un
coup de rame.
La gondole de Roland vint se ranger flanc à flanc contre la
gondole de Léonore.
Léonore le vit… Elle le reconnut.
Et sans voix, sans force, défaillante, elle attendit.
Et cette fois encore, malgré les forces d’amour qui les
attiraient l’un vers l’autre, malgré la magnifique irradiation de
leurs yeux qui s’appelaient, de leurs regards qui se fondaient en
inconscientes étreintes, cette fois encore, ils ne se dirent rien
des choses essentielles qui palpitaient dans leurs âmes.
Roland appela à lui toutes les puissances de sa volonté pour
étouffer dans sa gorge le cri de sa passion ravie et
douloureuse.
Et le miracle, en un tel moment, fut qu’il put parler… parler
froidement, d’une voix qui retentit en lui-même :
« Fuyez… rentrez en votre palais… pour rien au monde ne
vous montrez plus dans Venise avant un mois… »
Léonore entendit-elle ?
Elle entendit la voix.
Mais comprit-elle le sens des paroles ?
C’est peu probable.
Ce qui est sûr, c’est que la gondole de Léonore vira de bord
avec précipitation et s’éloigna en toute hâte vers le palais
Altieri.
Le barcarol avait entendu, lui !
Lui aussi avait reconnu Roland Candiano. Et cet avertissement
jeté soudain l’avait fait frissonner de la tête aux pieds.
Ce barcarol jeta sur Roland un étrange regard d’effroi, de
reconnaissance et de pitié.
Et il se mit à fuir vers le palais Altieri.
Et si Roland n’avait pas eu les yeux invinciblement attachés sur
Léonore, s’il avait un instant examiné le barcarol, il eût reconnu
en lui Dandolo, le père de Léonore.
La gondole disparut.
La poitrine de Roland se gonfla, il y eut un râle dans sa gorge,
et ses bras qui se tendaient dans la nuit vers celle qu’il adorait,
retombèrent dans un geste découragé.
Mais presque aussitôt, il tressaillit ; son regard,
machinalement, venait de se porter vers le pont des Soupirs, et
contre les flancs de la morne prison, il distingua la barque de
Grimani.
Il se dirigea aussitôt vers elle et l’atteignit en quelques
coups de rame. Grimani vit avec étonnement arriver vers lui cette
gondole que conduisait un homme qui n’était pas un barcarol. Il
supposa d’abord que c’était un de ces promeneurs solitaires qui,
parfois, venaient rôder aux abords de la prison.
Il rangea donc sa barque contre la muraille moisie de salpêtre
et s’accrocha à un crampon de fer, décidé à laisser passer le
promeneur. Il n’avait d’ailleurs pas compris la scène rapide qui
venait de se passer. Il avait vu venir la gondole de Léonore, puis
l’avait vue virer de bord subitement.
« Ce ne sera pas pour ce soir », avait-il simplement
grommelé.
Mais lorsqu’il vit la gondole de Roland se ranger près de la
sienne, il commença à ressentir la vague appréhension d’un danger
inconnu.
« Holà ! cria-t-il, passez au large, s’il vous
plaît ! »
Roland, pour toute réponse, prononça :
« Venise et Saint-Marc. »
C’était le dernier mot de passe des conjurés.
Grimani fut aussitôt rassuré.
Roland, enjambant les bordures des deux barques, se trouva
debout dans celle de Grimani et repoussa du pied sa propre gondole
qui s’en alla au fil de l’eau.
Alors, il se dirigea vers l’avant et amarra la barque au crampon
de fer auquel s’était accroché Grimani.
Puis il s’assit, et dit tranquillement :
« Veuillez vous asseoir, seigneur Grimani, nous avons à
causer. »
Grimani avait assisté sans trop de surprise à tous ces
préparatifs, persuadé qu’il avait affaire à quelque conjuré.
Aux derniers mots de Roland, il s’assit vis-à-vis de lui sur une
banquette, et demanda :
« Qui êtes-vous, monsieur ? »
Roland
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