Les Amants De Venise
sauve… il
l’enlève ! »
Un sourd gémissement de Scalabrino le fit se retourner.
Alors, dans le coin le plus sombre de la pièce, il vit Bianca
étendue. Près d’elle, le colosse était tombé sur ses genoux. Il
n’osait ni la toucher, ni prononcer un mot.
Roland s’approcha vivement.
Tout de suite, il vit que Bianca était morte.
Ses poings se serrèrent, et de ses yeux levés au ciel, comme
pour jeter à la fatalité une malédiction suprême, deux larmes
roulèrent. Il toucha Scalabrino à l’épaule.
Celui-ci leva la tête.
« Elle n’est pas morte, n’est-ce pas ? Oh ! ce
serait atroce ! Oh ! maître, dites-moi qu’elle n’est pas
morte… Bianca ! ma fille !… Tu m’entends, n’est-ce
pas ?… C’est moi… c’est ton père… Oui, ton père. Regarde-moi,
ouvre les yeux seulement… Si tu trouves que je ne mérite pas d’être
ton père, si cela ne te convient pas d’être ma fille, je m’en irai…
mais ouvre tes yeux un peu, pour me voir, toi qui n’as jamais vu
ton père… Je ne le savais pas, moi ! J’avais une fille, la
plus belle de Venise, la plus pure, et je ne le savais pas. Mais je
sais maintenant… Et comme ma vie a changé du jour où je l’ai
su ! je n’ai plus pensé qu’à toi… toi, mon enfant… ma
fille !… Quoi ! morte !
« Je ne suis réuni à elle que pour la voir morte !
Allons donc ! Elle vivra, vous dis-je ! Bianca !…
Écoute-moi, puisque je suis ton père… regarde-moi un instant, un
seul instant… »
Roland secoua l’épaule de son compagnon avec rudesse.
« Debout, dit-il d’une voix rauque, debout, mon
compagnon !
– Donc, bégaya le géant, elle est morte !
– Morte ! » dit Roland avec une solennité
d’accent qui fit que tous, l’Arétin, la Margherita et la Paolina,
et toutes les Arétines accourues, et derrière elles, les valets,
tous courbèrent la tête.
Perina sanglotait doucement.
Pierre Arétin se mordait les lèvres jusqu’au sang.
« Maître, dit-il humblement, j’ose espérer que…
– Silence ! » répondit Roland de cette même voix
solennelle.
Scalabrino s’était levé. Il ne pleurait pas. Mais ses yeux
s’étaient comme injectés de sang.
« Morte ! répéta-t-il… Maître, il ne me reste donc
plus qu’à mourir moi-même.
– Tu vivras, dit Roland.
– Que voulez-vous que je fasse à présent ?…
– La venger !
– La venger ! murmura sourdement Scalabrino, dont
l’œil, un moment, flamboya pour s’éteindre aussitôt.
– Retrouver le misérable qui a tué ta fille, et lui rendre
souffrance pour souffrance, mort pour mort…
Viens !… »
Il saisit Scalabrino par un bras et l’entraîna.
Le colosse se laissa faire comme un enfant.
Mais sur le seuil de la porte, il eut une résistance et tourna
la tête vers le cadavre de Bianca.
« Tu veux donc que Bembo nous échappe ! gronda Roland
et qu’arrivés trop tard pour sauver ta fille, nous arrivions trop
tard pour la venger ! »
Ces mots galvanisèrent Scalabrino. Une malédiction éclata sur
ses lèvres, ses poings fermés se levèrent dans un geste de menace,
et, entraîné par Roland, il se précipita hors du palais Arétin.
*
* *
Dehors, l’immense étonnement de Scalabrino se fondit. Cette
sorte de stupeur hébétée qui l’avait d’abord paralysé se dissipa.
Une furieuse colère contre l’injustice du destin lui fit rugir des
paroles insensées… puis ses sanglots éclatèrent. Il voulait rentrer
dans le palais, la revoir une dernière fois, se convaincre que
l’horrible vérité n’était pas une illusion de cauchemar, mais
Roland l’entraînait toujours…
Roland n’avait qu’un indice : la fenêtre laissée ouverte
par Bembo qui donnait sur une ruelle qui aboutissait au canal.
Ce fut donc sur le canal qu’il porta ses investigations,
toujours entraînant ce géant qui pleurait comme un enfant.
Sur le canal, à la nuit venue, les gondoles étaient rangées
méthodiquement, flanc à flanc, amarrées à des poteaux enfoncés dans
l’eau. Roland se mit à marcher le long de la ligne des quais,
inspectant les gondoles, avec la prescience que Bembo avait dû le
deviner puisqu’il avait fui !… et qu’il avait dû, tout
d’abord, songer à quitter Venise.
Tout à coup, il vit une place vide.
Il sauta dans la gondole voisine, et souleva les rideaux de la
tente :
« Malédiction ! Personne !
– Ohé ! mon cavalier, fit une voix qui venait d’une
barque.
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