Les amours blessées
larmes et ferme les yeux afin de mieux réfléchir. Allons, il faut aller maintenant jusqu’au bout de cette exploration douloureuse de moi-même, il faut sonder mes abîmes ! À présent qu’il s’en est allé, je n’ai plus le droit de me payer de mots comme je le faisais du temps où Pierre était proche, facile à joindre, bien vivant !
Lui ai-je été néfaste ?
Aussitôt formulé, le mot est rejeté. Je ne le supporte pas. Il me révolte. Il me blesse de façon intolérable. Si j’ai fait souffrir Ronsard, ce ne fut jamais par cruauté mais parce que les circonstances ne nous étaient pas favorables. Non seulement il n’y eut jamais en moi volonté de lui nuire, mais désir sincère, aimant, de le seconder. Je sais bien qu’on peut faire du mal sans l’avoir voulu. Il ne me semble pas que les choses se soient ainsi passées entre Pierre et moi. Mon tort, mon unique tort est de ne pas avoir su forcer le destin, de ne pas avoir eu le courage de mes sentiments…
Devant les difficultés qui se dressaient contre nous, je ne me suis montrée ni mauvaise ni traîtresse mais faible, incertaine, influençable.
Il lui aurait fallu une compagne bien différente de moi, différente aussi de toutes celles qu’il s’est acharné à courtiser. Je comprends soudain que Pierre s’est trompé d’inspiratrices tout au long de ses jours. Il aimait les adolescentes graciles, sentant encore leur enfance, alors que c’était d’une femme faite, un peu maternelle, sensuelle aussi, bien entendu, mais protectrice et vigilante qu’il avait besoin. D’une femme qui l’aurait aimé non pas comme l’homme fort dont son aspect imposait bien à tort l’image rayonnante, mais comme l’être fragile et trop sensible qui se dissimulait sous son masque altier.
Aurait-il accepté de se voir traité de la sorte ? Ce n’est pas sûr. Son orgueil se serait cabré. Il aurait secoué ainsi qu’un carcan les bras tendrement noués à son cou…
En réalité, Pierre pouvait-il connaître le bonheur ? Était-il créé pour être simplement heureux ?
En admettant qu’il y eût jamais réussi, lui aurait-il été possible de devenir un aussi grand poète ? La quiétude journalière n’assoupit-elle pas le génie ?
Il demeure que je n’ai pas eu l’audace nécessaire quand il aurait fallu franchir l’obstacle de la cléricature, mais était-il nécessaire que je le franchisse ? Qu’une autre y parvînt ?
Sans lutte et sans déchirement, peut-on concevoir une œuvre comme la sienne ? En définitive, Pierre n’a-t-il pas puisé le meilleur de son inspiration dans le désespoir qui n’a jamais cessé de succéder en lui à des bouffées d’espoir ?
La satiété n’aurait-elle pas tari la source jaillissante qui s’élançait de son âme exigeante, toujours plus exigeante parce que toujours insatisfaite ?
… Un apaisement meurtri fait place à la très affreuse découverte de ma culpabilité que j’ai cru faire tout à l’heure. Pierre n’était pas né pour connaître un sort paisible. Son génie l’entraînait loin de nos petits bonheurs, en des régions où soufflent les grands vents de l’inspiration et de la gloire… Avec moi ou sans moi, il se serait heurté aux limites étroites de nos pauvres joies. Elles n’étaient pas à sa taille. Seule, la démesure lui convenait.
Je respire à fond, comme pour chasser loin de moi le doute et le sentiment de ma faute.
Si Pierre m’a reproché parfois ma prudence, une sagesse qu’il lui est arrivé de qualifier d’inexorable, il n’a cessé par ailleurs de louer la tendre attention que je lui portais, d’exalter le rôle que j’avais tenu dans sa vie, de vanter les bienfaits de l’influence exercée sur son esprit et sur son cœur.
Non, non, je n’ai pas été coupable envers lui !
Nous n’étions pas faits pour couler ensemble des jours de soie et de miel, je l’ai compris depuis longtemps, mais nous avions besoin l’un de l’autre et je n’ai pas failli à ma tâche.
Dans le comportement de Ronsard, tout témoigne qu’il m’a conservé jusqu’au bout foi et respect. Il m’écrivait, m’envoyait ses derniers poèmes, m’adressait les éditions successives de ses œuvres… remaniées, retouchées, transformées inlassablement afin de brouiller les pistes, d’éloigner de moi calomnie ou malveillance. Infatigable ouvrier occupé à réparer les accrocs faits jadis à mon honneur, il effaça, modifia, supprima, fit
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