Les amours blessées
herboriser avec ma fille, pour lui transmettre ce que je savais, ce qu’un certain poète vendômois m’avait appris, des ressources et des dons de la nature.
Il faisait beau. Un air léger baignait la vallée du Loir. Le ciel lumineux tendait une toile de soie bleue au-dessus de nos arbres qui commençaient à blondir. Un panier au bras, nous allions cueillir des champignons, ramasser des mûres, des noisettes, des faines, gauler les noix et composer d’immenses bouquets de fleurs et de feuillage dont nous remplissions la maison.
Nous invitions quelques amis triés sur le volet, nous faisions de la musique, nous lisions, nous apprenions par cœur des poèmes de Ronsard et de quelques autres… bref, nous cherchions à oublier les malheurs du temps.
Hélas, plusieurs deuils vinrent rompre le cours de ces jours innocents dérobés à une époque sans pitié.
Mon frère Jean fut emporté par la peste en 1574, lors d’un voyage qu’il accomplissait dans le nord de la France. Devenue veuve, Jacquette se révéla une redoutable procédurière qui ne cessa de nous chicaner, mes frères, mes sœurs et moi, pour le règlement d’une succession plus épineuse que nous ne l’avions imaginé.
Mais ce fut surtout la mort de Diane, survenue un peu avant celle de son père, qui nous éprouva ma fille et moi.
J’avais toujours ressenti une grande tendresse pour l’enfant que j’avais vue naître puis pour l’adolescente douce et rêveuse qu’elle devint par la suite. De son côté, Cassandrette aimait sa cousine de tout son cœur. Sa nature plus vive, plus ardente, en avait fait la meneuse d’un jeu fraternel qui les avait conduites à une intimité de cœur sans aucune ombre. Les malheureuses amours de Diane et d’Agrippa d’Aubigné, ce jeune poète de génie dont ma nièce s’était éprise avec toute la sincérité et la fidélité d’une nature mal faite pour la lutte, plongèrent ma fille dans l’affliction. Elle plaida leur cause devant mon frère qui resta intraitable et refusa de marier sa fille à un huguenot.
Après une rupture qui blessa Diane beaucoup plus profondément que nous ne l’avions imaginé, il nous fallut assister, impuissantes, au lent mais irrémédiable étiolement de celle qu’Agrippa ne tarda d’ailleurs pas à remplacer. Sans que notre affection ni nos soins y pussent rien, elle agonisa sous nos yeux comme un oiseau en cage dont le compagnon s’est envolé. La mort la prit entre nos bras et nous laissa vidées d’une tendresse qui n’avait plus d’objet.
Pour joindre sans doute l’angoisse au chagrin, les troubles reprirent un peu partout dans le royaume. Selon une pratique qui semblait, hélas, spontanée chez les fils de France au point de leur devenir habituelle, le plus jeune frère du Roi et dernier enfant de Catherine de Médicis complotait à son tour contre le souverain. Il allait jusqu’à armer les réformés contre lui.
La famine, la misère, les épidémies, faisaient un lamentable cortège à ces divisions intestines. On mourait de faim dans les campagnes et je recommençai, accompagnée de Cassandrette, encadrée par de solides valets, à parcourir la vallée du Loir pour soigner et alimenter ceux qui n’avaient plus rien.
Pendant ce temps, Henri III, habillé en femme, couvert de poudre et de mouches, décolleté comme une catin, portant trois collets de dentelle sur un autre de brocart, dix rangs de perles au cou et d’énormes diamants enchâssés dans une toque de velours, présidait à des bals masqués.
Sur un fond de guerres civiles et de calamités, et à la suite d’une série de victoires sur les réformés, la reine mère, qui ne savait rien refuser au fils qu’elle avait toujours préféré à ses autres enfants, organisa à Chenonceaux, jadis repris à Diane de Poitiers, une fête scandaleuse, sommet de débauche et de dépravation.
À la fin d’un des plus atroces printemps jamais vécus par ses sujets, on vit la reine offrir dans ses jardins un banquet qui se termina en orgie. Cent jeunes femmes, demi-nues, les cheveux épars sur les épaules, servaient les convives parmi lesquels le Roi, vêtu d’une robe de damas, couvert de pierreries, se distinguait également par ses fards et ses cheveux enduits d’une épaisse couche de poudre violette…
Ronsard assistait lui aussi avec horreur à la décomposition du royaume qu’il vénérait. Il en souffrait et le disait. Je retrouvais dans ses vers l’écho de mes propres
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