Les amours du Chico
entendu monseigneur nous ordonner formellement
d’avoir les plus grands égards pour votre personne ?… Les
seuls coupables sont les frères Bautista et Zacarias… Aussi puis-je
vous assurer que le châtiment qui leur sera infligé…
– Ceci ne réparera rien, interrompit Pardaillan, et puisque
vous m’assurez que demain j’aurai un repas confortable…
– Soyez tranquille, monsieur, on fera en sorte de réparer
le mal qui vous a été fait.
– Bon ! Et puisque les frères Bautista et Zacarias ne
sont coupables que de négligence, je leur pardonne de grand cœur et
je demande instamment qu’aucune punition ne leur soit infligée à
cause de moi.
Et, sans vouloir écouter la voix qui célébrait la générosité de
ce pardon chrétien, il alla se jeter sur son lit, où il demeura un
long moment songeur, avant de s’assoupir.
Le lendemain, à l’heure du petit déjeuner, toujours pas de
moines. Et Pardaillan se demanda si, après l’avoir assommé de
prévenances, après l’avoir accablé d’une profusion de mets
délicats, alors qu’il était résolu à ne rien prendre, on n’allait
pas maintenant, lui laisser indéfiniment tirer la langue. Enfin, à
l’heure du grand déjeuner, les deux gardiens parurent, et avec des
mines lugubres annoncèrent que « les viandes de monsieur le
chevalier étaient servies ».
Pardaillan commençait à si bien désespérer qu’il leur fit
répéter l’annonce, croyant avoir mal entendu. Certain que le repas
l’attendait, et qu’avec ce repas, son sort serait définitivement
réglé, il retrouva son calme et son assurance. Souriant de la mine
piteuse des deux moines, qui, pensait-il, avaient dû être vertement
tancés, il bougonna :
– Comment se fait-il que, devant vous absenter toute la
journée, vous n’ayez pas eu la précaution de me munir des aliments
nécessaires ?
– Mais… puisque vous refusez tout ce que nous vous offrons,
s’écria naïvement Bautista.
– Est-ce une raison ?… Hier, précisément, j’étais
disposé à manger.
– Est-ce possible !…
– Puisque je vous le dis.
– Et aujourd’hui ? haleta Zacarias.
– Aujourd’hui, comme hier, j’enrage de faim et de soif… Si
votre table est aussi bien garnie qu’elle l’était avant-hier soir…
je me sens assez d’appétit pour la mettre à sec.
– Seigneur Dieu ! s’écria Bautista, ravi, quel plaisir
vous nous faites !… Venez vite, monsieur.
Et ils entraînèrent vivement leur prisonnier qui se laissait
faire avec complaisance. Quand ils furent devant la table, aussi
somptueusement garnie que l’avant-veille, le moine Zacarias s’écria
en désignant d’un clignement d’œil significatif l’énorme profusion
de plats chargés de victuailles :
– Je vous défie bien de la mettre à sec !
– Il est de fait, confessa Pardaillan, qu’il y a là de quoi
satisfaire plusieurs appétits robustes.
Et il s’assit résolument devant l’unique couvert. Et comme
l’avant-veille, l’orchestre invisible se fit entendre mystérieux et
lointain, tandis que les moines s’empressaient à le servir, pleins
de prévenances et d’attentions, les yeux luisants, la face
épanouie, heureux de penser qu’enfin ! ils allaient réaliser
leur rêve de gourmands.
Pardaillan, très froid, attaqua les hors-d’œuvre. Et, à le voir
si calme, si admirablement maître de lui, on n’eût, certes, pu
soupçonner le drame effroyable qui se passait dans son esprit.
En effet, à chaque bouchée qu’il avalait, quoi qu’il en eût,
cette question revenait sans cesse à son esprit :
– Est-ce celle-ci qui va me foudroyer ?
Et chaque fois qu’il passait à un autre plat, il se
disait :
– Ce n’était pas celui qu’on enlève… ce sera peut-être pour
celui-ci.
Au commencement du repas, il avait goûté avec circonspection
chaque bouchée, chaque gorgée, analysant, pour ainsi dire,
l’aliment ou le liquide qu’il avait dans la bouche avant de
l’avaler. Puis cette lenteur l’avait impatienté, son naturel
insouciant avait repris le dessus, et il s’était mis à boire et à
manger comme s’il avait été sûr de n’avoir rien à redouter ;
ce qui, d’ailleurs, ne l’empêchait nullement de constater qu’aucun
des mets qu’il absorbait ne trahissait aucune saveur suspecte.
Dans le formidable menu qui lui était servi, il avait choisi un
certain nombre de plats à son goût et s’en était tenu à ceux-là
seuls. Il avait
Weitere Kostenlose Bücher