Les amours du Chico
Pardaillan.
Voyant que les vins ne réussissaient pas à le décider, ils se
tournèrent du côté des provisions et, avec une patience, une
ténacité dignes d’un meilleur sort, ils placèrent devant lui, et en
vantant les mérites respectifs de chaque mets, tour à tour potages
onctueux, hors-d’œuvre excitants, poissons, langoustes, entrées,
relevés, rôts, gibier, venaison, entremets, fruits naturels et
confits. Ils n’oublièrent rien, parce qu’ils espéraient toujours
arriver à l’ébranler. Pardaillan ne leur répondait même plus. Il
fermait les yeux, se bouchait les narines et disait non de la tête
à chaque tentative.
Ce supplice infernal dura plus d’une heure. Pardaillan suait à
grosses gouttes. Les moines aussi, d’ailleurs, seulement ce n’était
pas pour les mêmes raisons. Et au fur et à mesure que le supplice
tirait à sa fin, Pardaillan, satisfait d’avoir résisté à la
tentation, reprenait son air insouciant et enjoué. Les moines, au
contraire, qui voyaient s’envoler leur dernier espoir, prenaient
des mines lugubres et faisaient des nez longs d’une aune. Enfin,
lorsque le dernier plat eut subi le sort de tous les autres,
Bautista, ne sachant plus à quel saint se vouer, larmoya
piteusement en joignant les mains :
– Bonté divine ! vous avez donc résolu de vous laisser
mourir de faim ?
– Eh ! je ne dis pas non, railla Pardaillan. J’ai
parfois des idées bizarres.
Les deux moines faillirent se trouver mal. Ce coup les
assommait. C’est que, en cherchant à l’exciter, les pauvres diables
s’étaient excités eux-mêmes outre mesure. Plus leurs efforts se
brisaient devant la froide résolution de leur prisonnier et plus
leur désir gourmand s’exaspérait.
Et voici que maintenant, cet homme cruel et extraordinaire
parlait de se laisser mourir de faim ! s’il le faisait comme
il le disait – et il paraissait bien capable de le faire,
hélas ! – il leur faudrait donc renoncer à satisfaire leur
rêve de gourmandise. La déception était d’autant plus cruelle
qu’ils s’étaient crus près d’atteindre leur but.
De cette lutte extraordinaire quoique bizarre, Pardaillan sortit
vainqueur, mais anéanti, brisé, et dès qu’il eut réintégré sa
cellule il tomba sans forces dans son fauteuil. Une journée de
fatigues physiques les plus dures l’eût moins fatigué que l’effort
moral énorme qu’il venait de faire.
Il ne faut pas oublier qu’il y avait trois longs jours qu’il
n’avait pris de nourriture et il se trouvait dans un état de
faiblesse compréhensible mais qui ne laissait pas que de
l’inquiéter. L’estomac eût été ce qui l’eût fait le moins souffrir,
si on ne lui avait infligé ce raffinement de supplice incroyable de
faire défiler sous ses yeux les mets les plus capables de réveiller
cet estomac engourdi.
En effet, les tiraillements douloureux des premiers temps
s’espaçaient de plus en plus et il est à présumer qu’ils eussent
complètement disparu si on n’avait pris soin de les réveiller par
ce moyen. Si l’estomac ne le tracassait pas trop, en revanche la
fièvre le minait et la soif, l’horrible soif qui contractait sa
gorge en feu et tuméfiait ses lèvres desséchées, le faisait
cruellement souffrir.
Il avait des bourdonnements qui, à la longue, devenaient
exaspérants, et, ce qui était plus grave, des éblouissements
fréquents qui le laissaient dans un état de prostration qui
ressemblait singulièrement à l’évanouissement. Et ceci, surtout,
l’inquiétait. S’il avait plu à l’inquisiteur de le faire saisir
dans un de ces moments, il eût été tout à fait incapable
d’esquisser un geste de défense. Enfoncé dans son fauteuil, il
grondait en songeant aux deux moines :
– Les scélérats, m’ont-ils assez assassiné !… Vit-on
jamais acharnement pareil ?… Ils ne m’ont pas fait grâce du
plus petit plat. Comment ai-je pu résister à la faim qui me
tenaille ? car j’ai faim, mordieu ! j’enrage de faim et
de soif… Et leur assommante, leur énervante musique !… Vrai
Dieu ! j’aime la musique, mais pas dans de semblables
conditions… Et ces fleurs !… ces parfums !… ces
tableaux ! Ah ! Fausta ! d’Espinosa ! pour les
raffinements de torture que vous m’infligez, que serai-je en droit
de vous faire, moi, le jour où je vous tiendrai à ma merci ?…
Enfin, demain verra la fin de cet horrible supplice. Demain, si
toutefois on ne m’oublie pas, je
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