Les amours du Chico
tentations accumulées sur cette
table.
Certainement, il succomberait devant tel plat ou tel cru, et,
dès l’instant qu’il aurait goûté à l’une ou l’autre des
innombrables merveilles culinaires entassées là à son intention,
peu leur importait qu’il continuât ou s’arrêtât. Leur but serait
atteint, leur mission glorieusement accomplie, et ils auraient
enfin droit à la récompense promise : c’est-à-dire qu’ils
pourraient, à leur tour, se régaler de toutes ces bonnes choses,
s’empiffrer jusqu’à en éclater, entonner les liquides jusqu’à
rouler ivres-morts sous la table. Car, c’était cela uniquement qui
les travaillait et pas autre chose.
Aussi, sans s’arrêter à ses paroles plutôt dures, et d’ailleurs
imméritées – nous avons expliqué qu’ils n’étaient que des
instruments inconscients du rôle odieux qu’on leur faisait jouer –
le cœur débordant d’espoir, ils s’empressèrent à le servir.
Avec des précautions minutieuses, avec un respect attendri, ils
saisirent chacun un flacon et versèrent, l’un d’un certain vin de
Beaune que les années de bouteille avaient pâli à tel point que du
rouge initial, il était passé au rose effacé : l’autre, d’un
certain Xérès qui, dans le cristal limpide, ressemblait à de l’or
en fusion. Et en faisant cette opération avec toute la dévotion
désirable, ils tiraient la langue, tels deux chiens altérés. Quand
les deux verres furent pleins, ils les saisirent doucement par le
pied, les soulevèrent béatement, dévotieusement, comme ils eussent
soulevé l’hostie consacrée, et tendirent chacun le sien.
– C’est du velours, dit onctueusement Bautista en clignant
des yeux.
– Du satin, ajouta Zacarias d’un air non moins pénétré.
– Mes dignes révérends, fit tranquillement Pardaillan,
croyez-moi, le mieux est de cesser cette lamentable comédie.
– Comédie ! protesta Bautista ; mais, mon frère,
ce n’est point une comédie.
– C’est l’ordre, comme dit si bien frère Zacarias.
Oui ?… En ce cas, allez-y, harcelez-moi… Mais je vous ai
prévenus : je ne toucherai à rien de ce que vous
m’offrirez.
– Qu’à cela ne tienne ! s’écria vivement Bautista qui,
tout borné qu’il fût, ne manquait pas d’à-propos. Choisissez
vous-même.
En disant ces mots, il posait délicatement le verre sur la table
et d’un geste large, il désignait les flacons rangés en bon
ordre.
– Mordieu ! fit Pardaillan impatienté ; gardez
votre piquette ; je n’en ai que faire.
– Piquette ! s’étrangla le moine indigné,
piquette !…
Et s’emparant à nouveau du verre il l’éleva lentement jusqu’à
son œil, le contempla un instant avec amour et vénération et, le
brandissant en un geste qui anathématisait, il tonitrua :
– Blasphème !… profanation !…
Puis baissant le verre jusqu’à ses larges narines, les yeux
luisants de désir, il se mit à le renifler avec des grimaces de
jubilation et, finalement, levant les yeux au ciel, il dit d’un air
de commisération profonde :
– Pardonnez-lui, Seigneur, il ne sait pas ce qu’il
dit !
Et s’indignant à nouveau, il ajouta aussitôt :
– Mais, malheureux, goûtez-y, seulement, et vous me direz
ensuite si ce n’est pas là du soleil en bouteille !
Pardaillan le considéra un instant avec une attention aiguë. Cet
enthousiasme lui paraissait suspect. ; À ses yeux, ainsi qu’il
l’avait dit l’instant d’avant, le moine jouait une lamentable
comédie. Et comme le frère Bautista soutenait son regard avec la
paisible assurance d’une conscience qui n’a rien à se reprocher,
comme il ne cherchait pas à dissimuler la pitié dédaigneuse que lui
inspirait ce profane qui prenait pour de la piquette des vins
vénérables par leur vieillesse et leur noblesse authentique,
Pardaillan, poursuivant son erreur, prit cette expression de pitié
dédaigneuse pour une sinistre ironie. Et pour montrer qu’il n’était
pas dupe, il lui dit d’un air narquois :
– Hé ! mon révérend, si c’est là du soleil, que n’en
goûtez-vous un rayon ? Je prends l’engagement de vider, après
vous, ce qui restera de soleil dans ce flacon. Est-ce
dit ?
Découragés et désolés, les deux moines posèrent leurs verres sur
la table et, avec un gémissement, de regret :
– C’est impossible, larmoya l’un.
– On nous l’a défendu, geignit l’autre.
– Parbleu ! ricana
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