Les amours du Chico
du produit d’une faute, pour tout dire. Ces mêmes
conditions me paraissent tout à fait inadmissibles dans un cas
normal et légitime… tel que la naissance de l’héritier légitime
d’un trône.
Ayant dit ces mots avec une conviction évidemment sincère, le
Torero demeura un moment rêveur.
Pardaillan, qui connaissait le secret de sa naissance, et qui
continuait de l’observer avec une attention soutenue, songea en
lui-même : « Pas si mal raisonné que cela. »
Le Torero redressa sa tête fine et intelligente et, avec un
accent de mélancolie profonde, il dit :
– Il est d’autres raisons, toutes de sentiments, qui me
font repousser la version de la princesse Fausta. Vous savez,
chevalier, qu’on m’a raconté que mon père avait été supplicié par
ordre du roi et en sa présence. Je vous ai dit quelle haine j’ai
vouée à l’assassin de mon père. Eh bien ! comment expliquer
que je le hais toujours ? Sachant que le roi est mon père, la
haine n’aurait-elle pas dû fondre en mon cœur comme se fond la
neige aux premiers rayons du soleil ? Or, je vous le dis, je
le hais toujours. Vous voyez bien qu’il ne peut pas être mon
père !
– Vous m’en direz tant ! fit Pardaillan qui ne
paraissait pas convaincu.
Et en lui-même il se disait : « Allez donc nier la
voix du sang. Ce garçon paraît doué d’une sorte de divination. La
rude école du malheur en a fait un homme, la ruée des basses
ambitions cherche à en faire un prince, un monarque. S’il se laisse
circonvenir, c’en est fait des qualités que je voyais en lui. Se
laissera-t-il tenter ? Il me paraît de caractère assez noble
pour résister, et somme toute, il faut bien convenir que l’éclat
d’une couronne est bien fait pour faire tourner bien des
cervelles. »
Cependant le Torero reprenait :
– Et quand bien même je serais le fils du roi, quand bien
même M me Fausta étalerait à mes yeux les preuves
les plus convaincantes, ces fameuses preuves qu’elle détient,
paraît-il, eh bien, voulez-vous que je vous dise ? Je
refuserais de reconnaître le roi pour mon père, je m’efforcerais de
refouler ma haine et je disparaîtrais, je fuirais l’Espagne, je
resterais ce que je suis : obscur et sans nom.
– Ah bah ! et pourquoi donc ? fit Pardaillan dont
les yeux pétillaient.
– Voyons, chevalier, si le roi, mon père, me tendait les
bras, s’il me reconnaissait, s’il s’efforçait de réparer le passé,
ne serais-je pas en droit d’accepter la nouvelle situation qui me
serait faite ?
– Si votre père vous tendait les bras, dit gravement
Pardaillan, votre devoir serait de le presser sur votre cœur et
d’oublier le mal qu’il pourrait vous avoir fait.
– N’est-ce pas ? fit joyeusement le Torero. C’est bien
ce que je pensais. Mais ce n’est pas du tout cela que l’on
m’offre.
– Diable ! que vous offre-t-on !
– On m’offre des millions pour soulever les populations, on
m’offre le concours de gens que je ne connais pas et en qui il
m’est bien permis de voir des ambitions et non du dévouement. On ne
m’offre pas l’affection paternelle. En échange de ces millions et
de ces concours, on me propose de me dresser contre mon prétendu
père. Mon premier acte de fils sera un acte de rébellion envers mon
père. Mon premier geste sera un geste de violence, peut-être de
mort.
C’est à la tête d’une armée que je prendrai contact avec ce
père, et c’est les armes à la main que je lui adresserai mon
premier mot. Et quand je l’aurai humilié, bafoué, vaincu, je lui
imposerai de me reconnaître officiellement pour son héritier. Voilà
ce que l’on m’offre, ce que l’on me propose, chevalier.
– Et vous avez accepté ?
– Chevalier, vous êtes l’homme que j’estime le plus au
monde. Je vous considère comme un frère aîné que j’aime et que
j’admire. Je ne veux avoir rien de caché pour vous. Or, vous qui
m’avez témoigné estime et confiance, apprenez à me connaître et
sachez que j’ai commis cette mauvaise action de songer à
accepter.
– Bah ! fit Pardaillan avec son sourire aigu, une
couronne est bonne à prendre. On peut la ramasser dans le sang et
dans la boue, la foule reste toujours prête à s’aplatir devant
celui qui la porte.
– Je vous comprends. Quoi qu’il en soit, on m’avait
présenté les choses de telle manière, je crois, Dieu me pardonne,
que la raison m’abandonnait ; j’étais comme ivre,
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