Les amours du Chico
d’ordinaires qui se pavanaient à une
fenêtre proche du balcon royal, et Bussi-Leclerc, livide, dont les
yeux sanglants l’eussent foudroyé à distance s’ils en avaient eu le
pouvoir, et d’Espinosa et ses hommes d’armes, et ses inquisiteurs
et ses nuées de moines espions. Il oubliait le Torero et les
dangers qui le menaçaient. Il oubliait tout pour ne songer qu’à la
bête à laquelle il venait de porter le coup mortel.
Après avoir longuement considéré le taureau expirant il murmura
avec un accent de pitié inexprimable :
– Pauvre bête !…
Ainsi, dans l’ingénuité de son âme, sa pitié allait à la bête
qui l’eût infailliblement broyé s’il n’eût pris les devants.
C’est que la bête, une vulgaire brute féroce, supérieure en cela
aux hommes civilisés, nobles et puissants qui le considéraient
encore en ce moment avec des visages convulsés par la haine, la
bête donc – la brute sauvage si l’on veut – l’avait, elle, du
moins, loyalement attaqué en face. La brute s’était comportée
noblement… Il est vrai que ce n’était qu’une ignoble brute.
En faisant ces réflexions plutôt désabusées, ses yeux tombèrent
sur la dague qu’il tenait machinalement dans son poing crispé. Il
la jeta violemment, loin de lui, dans un geste de répulsion et de
dégoût.
Invinciblement son regard revint au taureau, maintenant raidi,
plongé dans l’éternel repos, et son naturel insouciant reprenant le
dessus : « En bonne foi, songea-t-il, il m’aurait
proprement encorné, si je l’avais laissé faire. Après tout, j’ai
défendu ma carcasse. »
Et avec son sourire goguenard, il ajouta :
– Que diable, vaille que vaille, ma carcasse vaut bien
celle d’un taureau !
Il aperçut alors le groupe des serviteurs de Barba-Roja qui
emportaient leur maître toujours évanoui et machinalement ses yeux
allèrent alternativement du colosse qu’on emportait à la bête qu’on
s’apprêtait déjà à traîner hors de la piste.
Ses traits reprirent leur première expression de rêverie
mélancolique, tandis qu’il songeait : « Qui pourrait me
dire lequel est le plus féroce, le plus brute, de l’homme qu’on
emporte là-bas ou de la bête que j’ai stupidement sacrifiée ?
Qui sait si mon geste n’aura pas de conséquences funestes et si je
ne regretterai pas amèrement d’avoir sauvé cette brute
humaine ? »
Il secoua la tête comme pour chasser les idées qui l’obsédaient
et bougonna :
– Je deviens mauvais, ma parole ! Allons,
mordieu ! une vie humaine vaut bien le sacrifice d’une bête,
au surplus condamnée d’avance et par d’autres que moi !
Et sa mauvaise humeur ayant besoin d’un dérivatif, selon son
habitude il la fit retomber sur lui-même en s’admonestant
vertement : « Tout ceci ne serait pas arrivé si j’avais
suivi les bons conseils de mon pauvre père, lequel ne cessait de me
répéter qu’il ne faut point se mêler de ce qui ne vous regarde pas.
Si le señor Barba-Roja avait été mis à mal par le taureau, c’est
qu’il avait bien cherché, que diantre ! En quoi cela me
regardait-il, moi, et qu’avais-je à y faire ? Tous ces
honorables hidalgos ont-ils éprouvé le besoin d’intervenir ?
Non, cornes du diable ! Et pourtant c’était un compatriote, un
ami qui était en péril. Il a fallu que moi seul je fusse piqué de
l’impérieux désir de sauter dans la piste et que je vinsse ici
faire la bravache ! Que la quartaine me tue de male
mort ! Toute ma vie durant je resterai donc le même animal
stupide et inconséquent ! J’ai beau prendre les résolutions
les plus honnêtes, les plus raisonnables, je ne sais quel démon
malfaisant habite en moi et me souffle les gestes les plus
incongrus que je m’empresse de mettre à exécution. C’est à
désespérer ! Car enfin ; ne fut-ce que par respect pour
la mémoire de monsieur mon père, je devrais au moins suivre ses
sages avis. Malheur de moi ! je finirai ! mal ;
C’est certain. »
Qu’on n’aille pas croire qu’il se jouait à lui-même la comédie
du sentiment. Ce serait bien mal connaître notre héros que de
croire qu’y n’était pas parfaitement sincère.
Et comme, nécessairement, on se ruait sur lui dans l’intention
de le féliciter, il s’éloigna à grandes enjambées furieuses, sans
vouloir rien entendre, laissant ceux qui l’abordaient, la bouche en
cœur, tout déconfits et se demandant, non sans apparence de raison,
si
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