Les amours du Chico
pénétrer dans la piste, mais j’ai été pris au
milieu de cette presse, et malgré tous mes efforts, je n’ai pu me
dégager à temps.
Pardaillan jeta un coup d’œil sur la masse de curieux qui se
pressaient devant lui. Il fit entendre un sifflement admiratif.
– Il est de fait, dit-il, que l’entreprise n’était pas
aisée au milieu d’une cohue pareille.
Puis il se retourna, et voyant que derrière lui la voie était
dégagée :
– Mais, reprit-il avec flegme, vous pouvez passer
maintenant. Le chemin est libre.
Quelque peu déconcerté, le Torero demanda :
– Pourquoi faire ?
Et Pardaillan, de son air le plus naïf, de répondre :
– Ne m’avez-vous pas dit que vous vous rendiez sur la
piste ? Je vous dis que le chemin est libre.
De plus en plus étonné, le Torero répéta :
– Pourquoi faire, puisque c’est pour vous que j’y
allais ?
En tortillant sa moustache d’un geste machinal, Pardaillan jeta
un coup d’œil sur la tenue sommaire du Torero, reporta ce coup
d’œil sur l’épée nue qu’il tenait à la main, et de l’épée remonta à
son visage, sur lequel, à travers l’étonnement qu’il exprimait en
ce moment, il sut trouver la trace des émotions violentes qu’il
venait d’éprouver…
Tous ces détails, rapidement observés, amenèrent sur ses lèvres
un sourire attendri. Et prenant amicalement le bras du jeune homme,
il dit très doucement :
– Puisque c’est moi que vous cherchiez, il est en effet
inutile d’aller plus loin. Venez, cher ami, nous causerons chez
vous. Je n’aime pas, ajouta-t-il en fronçant légèrement le sourcil,
avoir autour de moi autant d’indiscrets personnages.
Ceci dit à voix assez haute pour être entendu de tous, sur ce
ton froid qui lui était particulier quand l’impatience commençait à
le gagner, souligné par un coup d’œil impérieux, fit s’écarter
vivement les plus pressants.
Lorsqu’ils se trouvèrent sous la tente :
– Ah ! chevalier, s’écria le Torero encore ému, quelle
imprudence !… Vous venez de me faire passer les minutes les
plus atroces de mon existence !
Le chevalier prit son expression la plus naïvement étonnée.
– Moi ! s’écria-t-il ; et comment cela ?
– Comment ? Mais en vous jetant témérairement, comme
vous l’avez fait, au devant d’un adversaire terrible. Comment, vous
ne connaissez rien du caractère du taureau, vous ne savez rien de
sa manière de combattre, vous soupçonnez à peine la force
prodigieuse dont la nature l’a doté, et vous allez délibérément
vous jeter sur son chemin avec, pour toute arme, une dague à la
main ! Savez-vous que c’est miracle vraiment que vous soyez
vivant encore ? Savez-vous que vous aviez toutes les chances
de ne pas en revenir ?
– Toutes moins une, fit paisiblement Pardaillan. C’est
précisément cette une qui m’a tiré d’affaire, tandis que la pauvre
bête y a laissé sa vie. Et c’est grâce à vous, du reste.
– Comment, grâce à moi ? s’écria le Torero qui ne
savait plus si le chevalier parlait sérieusement ou s’il était en
train de se moquer de lui.
Mais Pardaillan reprit, sur un ton au sérieux duquel il n’y
avait pas à se méprendre :
– Sans doute. Vous m’avez, dans nos conversations, si bien
dépeint la bête, vous m’avez si bien dévoilé son caractère et ses
manières, vous m’avez si bien indiqué et ses ruses et la facilité
avec laquelle on peut la leurrer, vous m’avez si magistralement
montré l’anatomie de son corps, enfin vous m’avez indiqué de façon
si nette et si exacte l’endroit précis où il fallait la frapper,
que je n’ai eu qu’à me souvenir de vos leçons, qu’à suivre à la
lettre vos indications pour la tuer avec une facilité dont je suis
à la fois étonné et honteux. Ce n’était vraiment pas la peine de
tant vanter – comme je l’entends faire autour de moi – la force
extraordinaire, et la ruse, et la férocité de cette pauvre bête. Je
laisse de côté son courage, qui est indéniable. Pour tout dire, en
cette affaire, je n’ai eu, quant à moi, qu’à garder un peu de
sang-froid. C’est peu, vous en conviendrez, pour faire de moi le
triomphateur qu’on veut en faire. Tout l’honneur du coup, si tant
est qu’honneur il y a, vous revient, en bonne justice.
Écrasé par la logique de ce raisonnement débité avec un sérieux
imperturbable et, qui pis est, avec une sincérité manifeste, le
Torero leva les
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