Les Amours qui ont fait la France
abandonnée ?
Et elle sanglota longuement, croyant que le roi aimait de nouveau Ingeburge. De temps en temps, elle s’arrêtait de pleurer pour presser de questions les dames qui lui tenaient compagnie dans le château de Poissy :
— Lorsqu’il emmena Ingeburge sur son cheval, la tenait-il serrée contre lui ? Lui parlait-il ? Et elle, que faisait-elle ?
Personne ne pouvant lui répondre, elle tomba dans un état inquiétant de prostration.
Au bout d’un mois, elle accoucha toutefois d’un garçon.
— Croyez-vous que le roi viendra voir son fils ? demanda-t-elle.
Gentiment, on lui donna de l’espoir. Mais Philippe Auguste, qui ne voulait pas alerter la méfiance du pape, ne vint pas à Poissy.
Alors les forces d’Agnès déclinèrent ; elle refusa toute nourriture et passa ses jours et ses nuits à pleurer.
Un matin, on vint lui annoncer qu’Ingeburge avait été reconduite dans la prison d’Étampes. Peut-être crut-elle à un aimable mensonge, car elle sourit et dit simplement :
— Par ma faute, le roi a enduré bien des tourments…
Le soir même, elle mourut.
Un messager partit alors pour Paris, et quelques heures plus tard, dans son château du Louvre, le roi de France pleurait l’être qu’au monde il avait le plus aimé.
Agnès fut inhumée dans l’église de Saint-Corentin, près de Nantes. Et Philippe Auguste, pour honorer sa mémoire, demanda au pape la légitimation des trois enfants qu’elle lui avait donnés.
Innocent III, désireux de faire la paix avec le roi de France, lui accorda cette faveur par une lettre où Agnès, qu’il appelait autrefois l ’Intruse, et la femme du dehors , était dénommée la « noble femme, fille du noble homme, duc de Méranie »…
Cette légitimation était la reconnaissance implicite du mariage d’Agnès et de Philippe Auguste. Le peuple, qui avait tant souffert des rigueurs de l’interdit, trouva ce revirement papal stupéfiant [57] .
— On nous a donc ennuyés pour rien, disaient les gens, furieux.
Ce qui était une réaction point sotte du tout.
Philippe Auguste, dont la mauvaise foi n’est plus à démontrer, rendit Ingeburge responsable de la mort d’Agnès et donna des ordres pour que la prisonnière d’Étampes fût traitée avec la dernière sévérité. Puis il pensa qu’en lui rendant la vie intenable, il l’amènerait peut-être à demander elle-même le divorce, et il organisa contre la pauvre femme une persécution de tous les instants.
Ingeburge endura sans se plaindre les pires tourments. L’amour qu’elle portait à Philippe était si grand qu’elle préférait encore vivre dans une prison de France plutôt que de retourner au Danemark…
Un jour de 1203, pourtant, les souffrances étant trop vives, elle écrivit au pape cette lettre émouvante :
Je suis persécutée par mon seigneur et mari Philippe qui, non seulement ne me traite pas comme sa femme, mais me fait abreuver d’outrages et de calomnies. Dans cette prison il n’y a aucune consolation pour moi, mais de continuelles et intolérables souffrances. Personne n’a le droit de venir me voir, ni ne l’ose. Aucun religieux n’est admis à réconforter mon âme en m’apportant la parole divine. On empêche les gens de mon pays natal de m’apporter des lettres et de causer avec moi. La nourriture que l’on me donne est à peine suffisante ; on me prive même des soins médicaux les plus nécessaires à ma santé. Je ne peux pas me baigner. Si j’ai besoin d’une saignée, je n’ai personne pour y recourir. Et, à cause de cela, je crains que ma vue n’en souffre et que d’autres infirmités plus graves encore ne surviennent. Je n’ai pas non plus assez de vêtements et ceux que je mets ne sont pas dignes d’une reine. Enfin, ce qui rend ma misère plus insupportable, ce sont les femmes acariâtres que le roi m’a données comme société. Elles me parlent d’une façon railleuse et offensante. Je n’entends que des grossièretés ou des insultes.
Les lettres que Votre Sainteté m’a envoyées, je n’ai pu les recevoir. Découragée et incertaine de ce que je ferai dans l’état où je suis, dégoûtée de vivre, je tourne les yeux vers vous, Saint-Père. Je pense à mon âme, pas à mon corps. Je meurs chaque jour pour garder entièrement le droit au mariage.
Si mon seigneur Philippe, célèbre roi des Français, trompé par les ruses du diable, voulait encore une fois plaider sa cause contre moi, je
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