Les autels de la peur
frapper profondément l’esprit. Ces arbres avec leurs blessures livides, leurs branches brisées, les statues du jardin mutilées, encore coiffées de bonnets rouges, les nuages d’encens qui montaient vers le ciel pourpre, les chants douloureux et âpres dont Marie-Joseph Chénier avait composé les paroles et Gossec la musique, le roulement lugubre des tambours, les lamentations des veuves, répandaient dans les âmes une espèce d’ivresse sinistre. Dubon bougonnait. Perdre son temps à ces simagrées, alors que l’on avait tant à faire le plus rapidement possible ! Mais Claude, fortement impressionné, ne sentait pas sans angoisse l’exaltation de la foule. « Je trouve tout cela imprudent, dit-il. Danton et Sergent ont cru, sans doute, animer le zèle patriotique. En vérité, ce qui s’enflamme en ce moment, c’est le désir de vengeance, la fureur. De redoutables frénésies se préparent, je le crains. »
Lise, présente aux Tuileries avec sa belle-sœur et Claudine, était anxieuse elle aussi. D’abord les scènes horribles qui l’avaient contrainte à déserter sa maison, puis la fièvre croissant de jour en jour, éprouvaient rudement ses nerfs. En outre, elle s’inquiétait au sujet de Bernard dont on restait sans nouvelles depuis qu’il avait annoncé le départ prochain de son bataillon pour le département du Nord. De Soissons, Bernard écrivait au moins une fois la semaine. Et maintenant, plus rien depuis dix-huit jours. Peut-être se battait-il. À tout instant, il pouvait être blessé, tué !… En rentrant, une fois seule avec son mari dans leur petite chambre dominant le Pont-Neuf, Lise laissa couler des larmes. « Je suis sotte, dit-elle, mais j’ai peur. J’ai peur, tout est si menaçant !
— Allons, calme-toi, mon petit cœur, lui murmura Claude. Tu as besoin de changer d’air et de te changer les idées. Encore deux jours de patience. » Ils auraient dû prendre la poste le lendemain. Leur départ se trouvait retardé, car Danton avait obtenu de l’Assemblée nationale la fermeture de Paris pendant quarante-huit heures. « Nos ennemis ont pris Longwy », avait-il déclaré en demandant de nouvelles levées d’hommes et l’application méthodique des visites domiciliaires, « mais la France ne résidait pas dans Longwy. Nos armées sont encore intactes. Ce n’est que par une grande convulsion que nous avons anéanti le despotisme dans la capitale ; ce n’est que par une convulsion nationale que nous pourrons chasser les despotes… Quand un navire fait naufrage, l’équipage jette à la mer tout ce qui l’exposerait à périr. De même, tout ce qui peut nuire à la nation doit être rejeté de son sein. » Le décret avait été voté aussitôt. Nul ne sortirait plus de Paris avant que tous les suspects fussent emprisonnés. À la Commune d’assurer cette fermeture et de procéder aux arrestations.
Lorsque Claude et Dubon, la poitrine barrée par l’écharpe municipale, partirent, le 3o au matin, pour la Grève, l’aube était encore fraîche, la Seine embuée. De grands nuages mauve pâle planaient sur les frondaisons déjà roussies et clairsemées du Cours-la-Reine et, au loin, sur la colline de Chaillot. Depuis plusieurs heures déjà, la ville était close, portes et barrières occupées militairement par les Marseillais. Santerre, sur son gros cheval noir, accompagné d’un état-major de quarante-huit aides de camp fournis par les quarante-huit sections, visitait les postes. La garde nationale surveillait l’enceinte. On voyait des escouades d’habits bleus monter dans des barques sous le Louvre, au port Saint-Nicolas, et s’éloigner en aval. D’autres devaient s’embarquer au port des coches d’eau, derrière le Pont-Marie, afin de barrer la rivière en amont. Partout, les citoyens à piques se hâtaient vers le comité de leur section, pour former les patrouilles qui fouilleraient toutes les demeures dans le quartier.
En débouchant du Pont-au-Change devant l’arcade du Grand Châtelet, Dubon et Claude tombèrent au milieu d’une violente agitation. Des hommes du peuple, des femmes se déversaient sur le quai en criant avec une vraie rage. Ils couraient dans la direction du quai de la Ferraille et des Tuileries. Avisant les deux municipaux, quelques énergumènes les prirent à partie. Entourés, couverts d’insultes, menacés par les piques et les sabres, Claude et son beau-frère ne comprenaient rien à cette inexplicable
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