Les autels de la peur
fureur. « Mais enfin qu’avez-vous ? Nous sommes vos représentants à la Commune ! s’exclamait Dubon. – De foutus traîtres, oui, voilà ce que vous êtes, tous, les municipaux ! lui répondait-on. Vous vous entendez avec les royalistes. – Voyons, citoyens, un peu de bon sens. Les royalistes, nous allons justement à l’Hôtel de ville pour les arrêter. » Des ricanements et une nouvelle bordée d’injures accueillirent cette déclaration. Les pointes d’acier étincelèrent autour des deux hommes. Claude revit en un éclair les têtes qu’il avait aperçues, par un matin semblable, au Gros-Caillou, brandies dans la lumière. Ça y est ! C’est mon tour ! pensa-t-il vivement, et en même temps tout cela lui semblait irréel. Non, cette chose ne pouvait pas lui arriver, à lui. Déjà ses gestes, sa parole, son instinct de tribun devançaient sa pensée. Ouvrant à deux mains ses revers, il avait offert sa poitrine aux coups et s’écriait : « Si le nom de Mounier-Dupré et celui de Jean Dubon ne sont plus pour vous les meilleures garanties de patriotisme, frappez, vous en êtes les maîtres, mais qu’au moins nous sachions en quoi nous avons démérité du peuple ! »
Ceux qui entendirent baissèrent aussitôt leurs armes. Tout penauds, ils firent taire les autres. « Excusez-nous, je vous prie, citoyens », dit à Claude un gros homme au tablier de cuir. « On sait bien que vous êtes des bons. Parbleu non, on n’aurait pas idée de vous soupçonner, pas plus que Marat, Robespierre ou Danton. Le peuple vous aime et vous honore. Seulement, il y a autour de vous, à la maison de ville, des bougres pas francs du collier.
— Oui, lança une femme, des perfides, des scélérats, des royalistes, qui ridiculisent la Loi et la Liberté. »
On s’expliqua. Les deux beaux-frères apprirent que les ouvriers municipaux, chargés de démonter la pyramide sur le bassin des Tuileries et de ranger les accessoires, avaient enlevé les tuniques revêtant les statues de la Loi et de la Liberté. Elles étaient restées toutes nues, exposées aux impudiques railleries des contre-révolutionnaires. Cette scélératesse n’avait pu être commise qu’exprès, afin de bafouer la religion des patriotes. D’où la rage du peuple contre la municipalité. La chose parut à Claude puérile et absurde. Personne à la Commune, même des Orléanistes comme Laclos ou des Girondins comme Louvet, qui faisaient une opposition sourde, n’eût songé à un complot de ce genre. C’était certainement sottise ou simple inattention des ouvriers. Prudemment, Claude se garda de le dire. Ces gens ne pouvaient pas entendre la vérité.
Il déclara en phrases bien senties que le Conseil général allait tirer cela au clair. Les sans-culottes crièrent « Vive Mounier-Dupré ! Vive Dubon ! » et coururent rejoindre ceux qui, aux Tuileries, s’empressaient de rhabiller les déesses. Ils les enlevèrent, les installèrent sur la place LouisXV, rebaptisée place de la Révolution. Là, on entoura d’hommages ces statues, le peuple défila devant elles en chantant la Marseillaise, le Ça ira, la Carmagnole à laquelle s’étaient ajoutés de nouveaux couplets vengeurs et d’autres célébrant les vertus des patriotes :
Oui, je suis sans-culotte,moi,
En dépit des amis du roi.
Vivent les Marseillais,
Les Bretons et nos lois !
Dansons la Carmagnole…
Vers dix heures, Claude, quittant l’assemblée de l’Hôtel de ville, passa l’eau et s’en fut au Comité de surveillance générale. Les suspects commencèrent bientôt d’arriver, conduits par des sectionnaires armés de sabres et de piques. On examinait rapidement les cas : constatation d’identité, vérification des motifs, bref interrogatoire. Pour beaucoup, c’était simple : « Vous vous nommez Untel, vous avez approuvé la protestation contre le 20 juin. Reconnaissez-vous le fait ? » Untel ne pouvait nier, son nom se trouvait là, sur la liste des signataires. Si l’homme voulait se justifier : « Citoyen, nous ne sommes pas qualifiés pour vous entendre ; vous vous expliquerez devant le tribunal. » En attendant, il allait rejoindre ses pareils dans la prison de la mairie. Parfois, il s’agissait d’une homonymie ; celle-ci reconnue, les sectionnaires ramenaient l’innocent à son domicile. Il y avait des cas infiniment plus complexes : ceux des gens arrêtés sur dénonciation. On devait les écouter, se faire une opinion
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