Les autels de la peur
ménagées au centre d’un mur. Certains habitaient depuis dix jours, au milieu de leur propre famille ou chez des amis, d’étroits réduits d’où ils ne sortaient qu’aux heures nocturnes. D’autres avaient cherché refuge parmi les malades, aux lits des hôpitaux. Les « cagnards » de l’Hôtel-Dieu : ces sentines dont le petit bras de la Seine baignait les cintres bas et les grilles, ne fournissaient eux aussi qu’un abri trompeur, car les gardes nationaux fouillaient minutieusement les berges. Gabrielle Dubon et sa fille voyaient de leurs fenêtres la rivière ensoleillée parcourue sans cesse en son milieu par des gabarres, des coches où des hommes en armes remplaçaient les voyageurs. Les baïonnettes et les piques jetaient des éclairs. Avec des embarcations plus petites, gardes et sectionnaires exploraient une à une toutes les caches possibles : les piles des ponts, les pilotis et les substructures des pompes, les restes de la Samaritaine en cours de démolition, le débouché des égouts, la batellerie amarrée aux ports, les pontons de blanchissage ou de bains. Sur les toits de ces bâtisses flottantes, des guetteurs, à l’affût, tiraient comme sarcelles les malheureux, débusqués de leurs refuges, qui tentaient de fuir en traversant l’eau. On les mitraillait également des coches et gabarres où la mousqueterie crépitait soudain, puis silence. La fumée s’étirait paresseusement dans l’air.
La nuit n’interrompit point ces recherches, au contraire on redoubla de rigueur. Les rues vides s’illuminèrent comme aux soirs de fête où elles retentissaient d’échos. Les lampions que chacun avait dû placer à ses fenêtres renforçaient l’éclairage des réverbères. Les patrouilles circulaient avec des lanternes, des torches. Sur la Seine, c’était un fourmillement de lumières portées par les barques, un clignotement de feux follets qui se confondaient avec leurs reflets dans l’eau noire et remuante. Et toute la clarté comme toute l’activité de Paris se concentrait sur les quais de la Cité. Là, le mouvement ne manquait pas. Un va-et-vient incessant. Les coches débarquaient leurs cargaisons de prisonniers, les patrouilles en amenaient d’autres, les sectionnaires en conduisaient par dizaines. Des voitures réquisitionnées pour la circonstance et accompagnées de gardes à cheval emportaient des chargements d’hommes et de femmes vers les prisons. Celle de la mairie était comble depuis longtemps. On avait rempli les plus proches : la Conciergerie, le Châtelet. On envoyait maintenant à la prison militaire de l’Abbaye-Saint-Germain, à la Force dans le Marais, au Luxembourg. Claude et ses collègues ignoraient d’ailleurs complètement ce que devenaient les gens dont ils confirmaient l’arrestation. Après vingt heures d’interrogatoires, ils n’étaient plus que des machines fonctionnant sur leur lancée. Les visages qui continuaient à défiler devant eux perdaient tout caractère et se fondaient dans cette interminable succession. Les yeux piquants d’insomnie, brûlés par la lumière des lustres et des quinquets, Claude ne voyait au milieu d’ovales blêmes que les bouches et les regards, sur lesquelles et dans lesquels il cherchait à déceler l’expression de la ruse ou de l’innocence. La voix rauque, il posait mécaniquement les questions mille fois répétées. À peine entendait-il les réponses. Sur son impression, il décidait d’un trait de plume. Le stade des scrupules était loin, perdu dans une accumulation de fatigue. Pas le temps ni la force d’hésiter. « Arrêté. Au suivant », et quelquefois : « Relâché. Au suivant. » Plusieurs des commissaires dormaient, courbés sur la table ou renversés dans leur chaise. Hébert, toujours tiré à quatre épingles, mais dodelinant, se reprenait par sursauts. Xavier Audoin, pour se tenir éveillé, mordait un quignon. Il parlait la bouche pleine.
Après quatre heures du matin, il y eut cependant un répit. La salle était enfin vide. Des sectionnaires ronflaient sur les banquettes au lieu de retourner à la besogne. Un air plus frais entrait, chassant la lourde chaleur humaine. Claude croisa les bras devant lui et, appuyant son front, glissa aussitôt dans l’inconscience. Quand il s’éveilla, secoué par son voisin Léonard Bourdon, la franche clarté du jour remplaçait la lumière des lampions, dehors. Dans la salle, les chandelles étaient éteintes. L’horloge sonnait
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