Les autels de la peur
deux des officiers de garde qui se tenaient debout, bicorne sur la tête, les mains croisées sur la poignée du sabre. « Quelques individus vont passer dans le jardin, annonça Claude à Louis XVI et Marie-Antoinette. Nul n’entrera ici, il n’y a pas le moindre risque. » On entendit des clameurs qui approchaient. Rocher, le guichetier, et les ouvriers travaillant dans la grosse tour, s’étaient joints au petit cortège. Ils arrivaient à produire un certain vacarme. La Reine s’efforçait de cacher sa nervosité. Claude pensait bien qu’elle devait attendre avec impatience et, à présent, avec un vibrant espoir, le moment où les envahisseurs seraient sous Paris. Et pourtant il ne parvenait point à sentir de la haine pour elle. Au contraire, elle bénéficiait de l’horreur et de la colère qu’il avait éprouvées tout à l’heure en apprenant l’affreux destin de M me de Lamballe. Il revoyait son geste, tout de pure tendresse et de grâce, par lequel, à Versailles, elle soutenait la Reine défaillante, le jour de la procession des États. Cette créature douce et timide qui, au lieu de fuir comme tant de courtisans égoïstes, était venue, oubliant les ingratitudes de son amie, la soutenir dans la détresse, dans les périls ; cette femme innocente parmi les innocentes, que Marat lui-même s’accordait à épargner, quels tigres altérés de sang s’était-il donc trouvé pour assouvir sur elle leur férocité monstrueuse !
« Il faut ouvrir ces rideaux », dit un des officiers de la garde nationale. Claude se retourna, les narines brusquement gonflées. « Fais un geste, dit-il, et tu seras guillotiné avant ce soir. » Il respira fortement et poursuivit : « Je te conseille, citoyen, de ne pas oublier que ma signature sur un bout de papier suffit à t’expédier tout droit à l’échafaud. Es-tu donc un contre-révolutionnaire, pour discuter les ordres du Comité de surveillance générale ?
— Je ne connaissais pas ces ordres, citoyen commissaire », balbutia le garde national, effrayé par cette colère d’un membre du formidable comité.
Le silence régna un instant dans la tour. On entendit d’autant mieux le bruit dehors, des cris confus, amortis par l’épaisseur des murs. Louis XVI ne put résister au désir de savoir ce qui se passait. Il posa la question. « Rien dont vous deviez vous soucier », répondit Claude rudement. Il sentait la situation tendue à l’extrême et n’avait dessus qu’une prise fragile. De plus, pour défendre ici l’humanité, il se compromettait aux yeux de ses collègues. Cependant, Mathieu, si brutal, la veille, avec le Roi, semblait comprendre combien il serait inutilement atroce de laisser voir à une femme la tête de sa plus fidèle amie, martyrisée. Il ne disait rien. Ce fut le monarque lui-même qui provoqua la catastrophe. « Mais enfin, qu’est cela ? demanda-t-il de nouveau. – Eh bien, monsieur, lui répondit le second officier, tout jeune et manifestement à bout de nerfs, puisque vous tenez tant à le savoir, c’est la tête de M me de Lamballe qu’on veut vous montrer. » Sous ce coup, Marie-Antoinette se leva en portant les mains à sa gorge. Elle ne put retenir un gémissement et chancela. Claude fit d’instinct un pas vers elle, mais le Roi l’avait saisie. Soutenant sa femme en larmes, il se tourna vers Mathieu qui reprochait durement à l’officier sa barbarie. « Ne querellez pas ce jeune homme, dit-il, c’est moi le coupable. » Et, regardant Claude, Louis XVI ajouta : « Je regrette fort, monsieur, de n’avoir pas compris vos intentions. »
Là-dessus, on annonça le secrétaire de Pétion. Claude alla le recevoir. Il venait compter de l’argent au Roi. Il dit que, dans le jardin, un jeune ouvrier s’était trouvé mal en voyant ce que l’on agitait au bout d’une pique. Claude lui recommanda de n’en point parler. Le tapage sous les murs dura jusqu’à près de cinq heures. Enfin les massacreurs se retirèrent. Ceux que l’on n’avait pas laissés entrer étaient partis depuis longtemps, tirant le corps par les rues. Ils l’abandonnèrent devant le Châtelet au milieu d’autres cadavres avec lesquels il se trouva confondu et charrié aux carrières. Au sortir du Temple, le cortège portant la tête s’en fut la promener des Tuileries au Palais-Royal où Philippe d’Orléans dut paraître au balcon pour la saluer, tandis que M me de Buffon, favorite du prince,
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