Les autels de la peur
faire enrôler. Je ne vois pas d’autre ressource pour vous. » Le ton, le regard étaient explicites. Weber entendit le conseil. À tout prendre, il s’agissait de sortir d’ici, ensuite on verrait bien. « Je n’avais pas compris, dit-il d’un air assuré. Puisque vous avez besoin de moi, monsieur, j’irai aux frontières quand il vous plaira. » Cette réponse retourna la situation. De nouveau le guichet retentit d’acclamations patriotiques. Lhuillier se hâta d’expédier l’enrôlement et fit signer au volontaire malgré lui le protocole et le cartouche, puis il lui donna l’accolade au milieu des applaudissements. Un fort de la Halle, s’avançant vers Weber, lui demanda la permission de l’embrasser. Après quoi il lui déclara : « C’est moi maintenant qui suis responsable de vous, citoyen. Ne vous inquiétez de rien, vous n’avez qu’à me suivre. » Précédés par l’escorte traditionnelle, ils sortirent sans encombre, parcoururent la sanglante rue des Ballets sous les bravos, les cris d’allégresse. À l’étonnement de Weber, ces gens mettaient autant d’ardeur joyeuse à saluer un innocent que de frénésie à voir massacrer les malheureux dont les corps s’entassaient là contre les murs. Une femme poussa vivement le fort de la Halle en s’exclamant : « Prenez donc garde ! vous faites marcher monsieur dans le ruisseau. » Weber était en bas de soie, ils se mouchetaient d’éclaboussures rouges. Un homme le saisit par le bras, lui montra les cadavres percés, hachés : « Vous voyez, citoyen soldat, nous punissons les traîtres comme ils le méritent. »
Au débouché sur la rue Saint-Antoine, le fort de la Halle s’arrêta, se campa en lançant de sa voix retentissante : « À bas les chapeaux ! » Tous les spectateurs se découvrirent. Il fit lever la main à son protégé et prononcer bien haut ce serment : « Je jure d’être fidèle à la nation, de mourir à mon poste en défendant le nouveau système de liberté et d’égalité. » Weber ne songea point à refuser, il n’avait pas le choix. À peine eut-il fini, on se l’arracha pour l’embrasser. Il fut serré sur la poitrine de tous les gardes nationaux du faubourg Saint-Antoine et par bien d’autres hommes dont la plupart lui parurent ivres. Ce fut de bras en bras qu’il parvint devant l’église de la rue Culture-Saint-Catherine, très proche de La Force, du côté opposé au Petit-Saint-Antoine, et que depuis la veille on appelait Dépôt des innocents. Le fort de la Halle le laissa là aux mains des commissaires de l’Arsenal. Ils examinèrent son cartouche. « Tout est en ordre, dirent-ils. À présent, vous allez rester ici jusqu’à ce que vous soyez réclamé par un patriote bien connu. À vous de le choisir et de l’aviser. » Devant eux, il rédigea un billet pour les officiers de son ancienne compagnie, leur annonçant qu’il venait d’être innocenté par le tribunal populaire et demandant que l’on envoyât quelqu’un le chercher. Un jeune garde national du faubourg, nanti d’un assignat de cent sous pour payer un fiacre aller et retour, se chargea du message. Tranquille, Weber s’assit sur les marches de l’autel, parmi les libérés attendant comme lui. Il se croyait maintenant hors d’affaire.
Or, le jeune messager, parvenu au corps de garde, fut renvoyé au couvent des Filles-Saint-Thomas, siège de la section. Marie-Joseph Chénier, successeur de Collot d’Herbois, présidait celle-ci. Le billet de Weber le suffoqua, car il savait, lui, comme d’autres membres du comité sectionnaire, que non seulement l’Autrichien avait participé le 10 août à la défense du Château, et, le 3o juillet, lors de l’émeute royaliste des deux banquets aux Champs-Élysées, tiré le sabre contre les fédérés de Marseille sur la place LouisXV, mais qu’en outre il avait été probablement un des recruteurs du Club français et restait jusqu’à la moelle royaliste, anti-patriote. Dans l’âme de Chénier la passion révolutionnaire s’exaspérait du fait qu’il rencontrait une résistance accrue chez son frère André, de plus en plus hostile au nouveau système et à ses hommes. Pour cette passion, il n’était pas tolérable qu’un contre-révolutionnaire avéré, comme le frère de lait de Marie-Antoinette, échappât à l’immolation. Par quel inconcevable errement le tribunal de La Force avait-il pu l’innocenter ! Marie-Joseph s’empressa de dicter
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