Les autels de la peur
emplacements pour les batteries. Les régiments s’ouvrirent et de l’artillerie, passant au galop dans les intervalles des bataillons, vint installer ses pièces.
À son poste devant la garde du drapeau, Bernard regardait avec une intense curiosité qui éclipsait en lui tout autre sentiment. Il regrettait de n’avoir pas une lunette. Il ne comprenait pas pourquoi on laissait les Prussiens disposer ainsi, tranquillement, leurs canons. À la place de Dumouriez ou de Kellermann, il eût déjà fait tirer ses propres pièces. Sans doute n’était-ce point la règle des batailles. Dumouriez avait participé à d’autres. Kellermann, vieux général, en avait dirigé plusieurs. Ils savaient donc comment elles se pratiquent. Quant à lui, il ne connaissait ni la stratégie ni l’École militaire. Néanmoins, il lui semblait extravagant d’attendre qu’une armée ennemie se soit mise en mesure de vous foudroyer, pour commencer de lui tirer dessus. Il jeta un regard sur sa troupe. En retrait de quelques pas, Malinvaud d’un côté, le tambour-maître de l’autre, et derrière eux tous les hommes reposés sur leurs armes, tous les visages braqués à gauche, contemplaient avec la même fixité les pentes occupées par les Prussiens. Il y reporta les yeux. Deux colonnes d’attaque se détachaient de la sombre armée, s’allongeaient comme deux tentacules formés de bataillons carrés qui ondulaient avec les ondulations du terrain sans rompre d’un pouce leur alignement, tandis que, non moins mécanique, le gros des troupes se resserrait, comblant le vide laissé par ces régiments. Ils avançaient droit vers la vallée pour la traverser et donner l’assaut au saillant de Valmy. On entendait le son lent des tambours, des fifres, qui rythmait la marche. Soudain, une bouffée blanche sortit d’un canon. La détonation roula. Toutes les batteries prussiennes l’accompagnèrent, faisant pleuvoir boulets et obus sur la butte du moulin. Kellermann répondit coup pour coup. Tout le centre disparut peu à peu dans une fumée blanchâtre, jaune et rousse qui roulait lentement sur les bas-côtés du plateau. En face, la route, la colline disparaissaient, elles aussi. On ne voyait plus que cet énorme nuage plafonnant, dont les lambeaux venaient envelopper Bernard et ses soldats, leur apportait l’odeur poivrée de la poudre.
Jourdan parlait quelquefois de la « fièvre du canon », familière aux soldats dans les grandes canonnades, et que lui avait fait connaître le feu violent de l’artillerie au siège de Savannah. Bernard l’éprouvait à son tour. Le tonnerre formidable et ininterrompu des détonations, le ronflement sifflant des boulets, le sec fracas des obus qui éclatent, l’ébranlement de l’air et du sol lui donnaient en effet une sorte de fièvre. Assourdi, la tête en feu, toutes les fibres agitées d’un intime tremblement, il lui semblait brûler et vibrer au milieu d’une atmosphère vibrante et brûlante où toute chose s’environnait d’un halo rougeâtre.
Cela dura deux heures. Deux heures pendant lesquelles on resta ainsi, l’arme au pied, plongé dans ce grondement continu, sans pouvoir juger de l’action. Parfois des boulets tombaient non loin, ils s’enfonçaient dans la terre humide et ne ricochaient pas. Bernard s’habituait à son état de fièvre, à ce voile rouge. Ils ne changeaient pas en dépit du temps qui passait. Soudain, ils s’atténuèrent. Le tir ralentissait du côté français. Il s’espaça, il s’arrêta, tandis qu’il paraissait redoubler chez les Prussiens. La fumée, dont les écharpes s’envolaient au-dessus du plateau, laissait entrevoir des mouvements désordonnés autour du moulin, et Bernard sentit son cœur se serrer. Mais bientôt on distingua, amenée par un général en uniforme vert épinard, de l’artillerie à cheval, accourant au galop. Le feu reprit avec une intensité nouvelle. C’était évidemment la réserve qui donnait. Près d’une heure s’écoula encore dans la fièvre, l’incertitude, dans une tension nerveuse dont on avait peine à se défendre. Bernard usait sa patience à réprimer l’envie de s’élancer, de courir en avant quoi qu’il dût en arriver, de tomber enfin sur ceux que l’on se préparait depuis si longtemps à vaincre. Il fallait demeurer là, immobile, attendre. Enfin, de nouveau, la canonnade faiblit, des deux côtés cette fois. La colline d’en face redevint visible. Les Prussiens restaient sur
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