Les autels de la peur
au bord du plateau. Bernard, l’épée au poing, était prêt à commander la charge.
Ce fut inutile. Les trois masses prussiennes, mitraillées de face par l’artillerie réunie au pic du moulin, criblées en flanc de boulets et d’obus par les batteries du camp, n’atteignirent même pas les pentes de Valmy. Les projectiles emportaient des files entières, hachaient, décapitaient les hommes, éventraient les chevaux, décimaient l’état-major. Frédéric-Guillaume à son tour dut faire sonner la retraite. Au soir tombant, l’orgueilleuse armée de la tyrannie regagnait ses bivouacs sur les collines en laissant le champ de bataille jonché de morts. Le lendemain, Kellermann, rectifiant sa position, s’installait à Dampierre sans réaction de l’ennemi.
DEUXIÈME PARTIE
I
En rentrant à Paris, le 18 septembre, Lise, Gabrielle Dubon et Claudine trouvèrent une ville plus sinistre encore qu’elles l’avaient laissée, au lendemain des visites domiciliaires. Aux yeux de Claude même, elle n’avait pas, durant que l’on assassinait dans les prisons, fourni un reflet si exact d’une tragédie dont elle prenait mal conscience. À présent, on ne voyait plus ni cadavres ni chariots recouverts de paille, mais tout Paris était l’image de la peur. Le 9, dit Jean Dubon, des royalistes notoires : le ci-devant duc de Brissac, l’ancien ministre de Lessart, entre autres, avaient encore été tués sauvagement aux abords de Versailles, avec l’approbation tacite de Danton. La garde nationale – plus exactement les sections armées, car la garde nationale régulière se trouvait à peu près toute aux frontières, – en pleine anarchie et que Santerre se montrait incapable d’organiser, ne prévenait même plus les méfaits de droit commun : le Garde-Meuble venait d’être le théâtre d’un pillage nocturne, on avait dérobé pour plusieurs millions de bijoux de la Couronne. Le clan Roland imputait ce vol à Danton, et, avec tous les Girondins brissotins et buzotins, dénonçait violemment les forfaits de la Commune et des enragés.
« Il faut reconnaître, avoua Dubon, que le Comité de surveillance, pratiquement réduit à Marat et trois ou quatre acolytes, donne dans la manie furieuse. Roland a pu déposer sur le bureau de l’Assemblée nationale plus de cinq cents mandats établis sur le simple soupçon d’incivisme, la plupart ne portant qu’une seule signature. »
Enfin, les nouvelles des Ardennes empiraient : des rumeurs de désastre circulaient, démenties par Dumouriez qui déclarait répondre de tout. Néanmoins il avait évacué son camp. Les enragés criaient à la trahison. Robespierre l’accusait d’être un autre La Fayette, à la solde des Brissotins auxquels il devait son poste et pour lesquels il traitait secrètement avec Brunswick. Danton, en liaison étroite avec Dumouriez par l’intermédiaire de Westermann, conservait sa confiance au général, mais laissait cependant percer quelque inquiétude. La ville entière semblait vouée à l’effroi et à la guerre. Les salles de spectacle étaient fermées. Dans les rues, plus d’équipages, de riches livrées, de toilettes. On n’osait se vêtir qu’en sans-culotte. Sur le boulevard, plus d’acrobates, de mimes, de belles promeneuses. Partout résonnaient les tambours ou les trompettes. Les Champs-Élysées, les Tuileries, le Luxembourg, vidés de leurs foules élégantes, se transformaient en camps d’instruction militaire. Tout ce qui avait été charme, douceur de vivre, cédait devant la terrible alternative inscrite sur les boutons des Jacobins et imposée maintenant à chacun : « La liberté ou la mort. » Les nouveaux élus, arrivant de province, tremblaient, car les girondistes, les ex-Feuillants, les menaient aux prisons, leur montraient sur le mur de l’Abbaye une trace rougeâtre à douze pieds de haut, en leur disant que le flot de sang était monté jusqu’au premier étage, qu’il y avait eu plus de vingt mille victimes, cinquante mille massacreurs. On leur peignait un tableau terrifiant de la férocité des Jacobins et de leur Commune.
Les députés étant déjà en nombre, la Législative n’attendit pas davantage. Son archiviste les convoqua pour le jeudi 20 septembre 1792, à quatre heures, aux Tuileries.
Ainsi, à l’heure même où, à Valmy, Bernard attendait avec son bataillon la suprême attaque des Prussiens, Claude, dans la relevée bruineuse, traversait le ci-devant Carrousel
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