Les autels de la peur
de ses frères et a toujours su leur faire acquérir la victoire au moindre prix. »
Quand les applaudissements s’arrêtèrent, on entendit tomber la voix de Marat. « Je n’aime pas les honneurs décernés à un homme. J’aime ceux-ci, car je vois en la personne du citoyen Delmay le peuple qui s’est fait soldat et je reconnais ses vertus : sa patience, son courage, son génie improvisateur. » Ce dernier mot frappa Bernard. C’était celui de Jourdan : Nous improviserons. L’évêque Gay-Vernon et Bordas prirent brièvement la parole pour rendre à leur compatriote l’hommage des Limougeauds et des Limousins. « Moi aussi, dit Vergniaud, je ne manquerai pas de saluer un glorieux enfant de ma province natale ! Mais j’admire dans ses vertus plus que celles d’une race, plus que celles d’un État. J’admire le génie de la France indomptable et humaine. » Après quoi, le président se leva, imité par tous les députés. Il descendit du bureau, s’avança vers Bernard pour proclamer : « Citoyen, au nom du peuple français, la Convention nationale déclare que tu as bien mérité de la patrie. En témoignage de sa reconnaissance, je te décerne ce sabre d’honneur. Voici ta commission de général. » Il la lui remit. Santerre et Beaufranchet le ceignirent du sabre, bouclèrent le ceinturon. Sous les acclamations, aux cris de « Vive la Nation ! Vive la République ! » ils donnèrent l’accolade à leur nouveau collègue. Les inspecteurs ouvrirent la barre, Bernard fut invité à monter sur l’estrade pour s’asseoir dans un fauteuil disposé à la droite du président. Le fauteuil même de Louis XVI. La cérémonie n’avait pas duré beaucoup plus d’un quart d’heure. On poursuivit l’ordre du jour.
Bernard voyait maintenant, presque en face de lui, dans une loge, Lise et toute la famille Dubon. Claudine, comme sa tante, paraissait encore très émue. Il en fut surpris. À un an d’intervalle, il avait trouvé l’adolescente tout à fait jeune fille et bien changée. Elle allait avoir dix-huit ans. Sa grâce, depuis longtemps sensible, tenait toutes ses promesses ; mais d’impulsive, Claudine était devenue assez secrète. Charmante, souriante, elle ne se livrait pas. Lorsque Bernard avait voulu reprendre leurs relations sur le pied de grand frère, il avait cru sentir chez elle un recul, et il lui semblait qu’elle marquait à son égard une certaine froideur, ou de l’indifférence, simplement. En tout cas, sa naïve admiration s’était tarie. Bien naturel, à tout prendre. L’enfant avait mûri. Son cœur, sans doute, s’ouvrait à d’autres sentiments que l’enthousiasme patriotique. Ce cœur s’était peut-être donné en secret à quelque garçon. Et c’était bien ainsi. Lise n’avait guère plus que cet âge quand ils s’étaient épris l’un de l’autre.
Lorsqu’ils se rejoignirent tous dans le vestibule, après la séance, Claudine ne donnait plus signe particulier d’émotion. Elle parut même avoir un sourire ironique à la vue de sa tante qui pressait tendrement la main de Bernard en lui murmurant : « Quel beau jour, mon ami ! » Ces effusions de vieux devaient sembler ridicules à la jeune fille. On s’en fut chez Méot, au Palais-Égalité, où les Robespierristes donnaient un banquet au général.
Sa commission restait muette sur son commandement. Pour l’instant, il n’était qu’un brigadier sans troupes, à la disposition du Comité de défense. Elle ne lui donnait pas moins le droit de toucher sa solde et de porter les insignes de son grade. La solde, il en avait un besoin plutôt urgent, aussi ne tarda-t-il point à se présenter, rue des Capucines, à la Trésorerie où il toucha un premier quartier en assignats et 9 francs en numéraire. Pour les insignes, rien ne le démangeait de les arborer, cependant il se commanda aussitôt un uniforme, afin de faire réparer et transformer celui qu’il avait sur le dos. Il le porterait en campagne, pour garder de la sorte une tenue propre en cas de besoin. Comme il pouvait d’un moment à l’autre recevoir son affectation, il demanda au tailleur de travailler rapidement. En rentrant, il croisa dans l’escalier Margot qui s’en allait, un panier au bras, faire la queue. « J’ai mis sur la table de ta chambre une lettre pour toi, citoyen général », lui dit-elle. Depuis la mort du roi, le tutoiement jacobin, dont le premier essai avait été éphémère, s’imposait
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