Les autels de la peur
avisa tout de suite Tallien avec son gros nez, Hérault-Séchelles et des femmes aux épaules nues. Il ne reconnut pas d’abord celle qui s’avançait à sa rencontre, car elle était d’un blond cuivré. Mais cette grâce de serpent, ces yeux verts !… Babet avait considérablement changé : la petite coiffeuse s’était muée en une créature souveraine. Elle tendit à Bernard sa main à baiser, cependant le sourire dont elle accompagna son geste, ce sourire moqueur, restait exactement celui d’autrefois. Il disait assez qu’elle continuait à se jouer de soi-même et ne prenait point le change sur son avatar.
« Quel plaisir de te voir si belle, ma chère ! Tu es éblouissante.
— Ma foi, général, toi non plus tu n’inspires pas l’horreur ni la pitié. »
Elle l’amena vers la petite société. « Vous connaissez tous notre Achille. – Parbleu ! » répondit Tallien. Et Séchelles : « C’est nous qui avons publié ses hauts faits. » Il y avait deux autres députés, obscurs mais fastueux, semblait-il : Barras et Cambacérès, bel homme à l’accent méridional, et l’acteur Gévaudan. Bernard fut présenté aux femmes : la citoyenne Beauharnais, épouse de l’ancien président de la Constituante, actuellement général en chef de l’armée de Rhin et Moselle, M lle Raucourt, M lle Lange, la célèbre cantatrice de l’Opéra : Sophie Arnould, belle encore malgré son grand âge. Elle devait aller sur les cinquante ans. Le lieutenant, nommé Constant, était le fils qu’elle avait eu du comte de Lauraguais. Il dit respectueusement à Bernard qu’il l’avait vu sur le plateau de Valmy : « Vous êtes venu prendre position, le matin, avec votre bataillon, immédiatement à gauche de mon régiment, le 104 e d’infanterie. J’étais l’officier le plus proche de vous, général. « Bernard allait entamer une conversation, mais Babet les interrompit et, lançant à la citoyenne Raucourt : « Françoise, veux-tu me remplacer, un moment, auprès de nos amis », elle fit passer Bernard dans un petit salon dont les deux portes étaient ouvertes à deux battants. « Ici, expliqua-t-elle, chacun agit librement, c’est une vraie république. » La petite pièce devait servir aux confidences, car deux citoyennes, une jeune et une plus mûre, assise sur une ottomane, semblaient en conversation intime. « Montez donc dans ma chambre, mes chères », leur dit Babet. Elles s’éclipsèrent, elle prit leur place avec Bernard.
« Eh bien, mon ami, qu’en dis-tu ?
— Une seule chose : Comment ?
— Toujours de la même façon. Seulement j’ai changé de théâtre, voilà tout. Je suis montée sur le vrai. » Bernard ne paraissant pas comprendre, elle lui demanda : « N’as-tu jamais entendu parler de moi ?
— Ma foi, je t’avouerai que les bruits de la capitale ne me sont guère familiers.
— Ainsi tu ignores que depuis deux ans Paris a vu naître une rivale des Contat, des Raucourt, des George, des Lange, et qu’elle se nomme M lle Sage ?
— Comédienne ! Eh bien, cela ne m’étonne point. Tu as toujours eu la comédie dans la moelle. Mais comment diantre…
— Oh ! rien de plus simple : j’ai suivi un acteur qui jouait à Limoges, de passage. Il m’a trouvé des dons, appris le rudiment. Pendant plusieurs mois, j’ai parcouru la province avec cette troupe. Un soir que nous jouions à Moulins, Raucourt, par hasard, était là. Elle m’a enlevée, menée à Paris, fait travailler, instruire. Je lui dois tout.
— Tiens, tiens. En cela non plus, tu n’as pas changé.
— Que veux-tu dire ? fit-elle avec un grand air innocent. Encore tes stupides soupçons ! Louise a la passion du théâtre et le goût du prosélytisme. »
La France entière, depuis longtemps, lui prêtait de tout autres goûts.
« Tu es ici chez elle ?
— Assurément non. Chez moi.
— Et qui paie ? Car enfin…
— Tout le monde te le dira : ce fut d’abord un certain banquier, maintenant c’est un baron allemand et jacobin.
— Clootz ?
— Oui. Et après lui, c’en seront d’autres. Qu’importe ! Tu sais ce que je te disais, ce que je m’étais promis. Je ne rêvais qu’au boulevard de la Pyramide. Pauvre ambition, mais je ne connaissais rien de mieux. J’ai dépassé mes propres espérances.
— Souhaitons que cela dure, mon amie, dit Bernard. Ce genre d’existence me semble singulièrement peu accordé avec les difficultés
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