Les autels de la peur
le 15 mars de cette année 93 : un beau jour ensoleillé qui sentait le printemps. Claude en profita pour faire sa première sortie. Au bras de Lise, il traversa le jardin des Tuileries. Les marronniers se couvraient de leurs gros bourgeons bruns et luisants. Lise allait travailler pour les soldats. Elle quitta son mari devant la petite grille par laquelle on avait conduit la famille royale à l’Assemblée. Il passa entre les deux guérites bleu, blanc, rouge, des sentinelles, descendit l’escalier, laissa sur sa gauche le Manège, vide à cette heure entre la séance du matin et celle de relevée, et gagna, par la ruelle, les Capucins où devait siéger en ce moment le Comité de défense. Claude voulait faire lire à ses collègues la dernière lettre de Bernard. Il les trouva effondrés devant une autre. De Dumouriez. Datée du 12. Marchant sur les traces de La Fayette, le général avait envoyé au président de la Convention un message menaçant. Il la rendait responsable des revers désastreux d’Aix-la-Chapelle, de Maëstricht et de Liège. Il lui reprochait avec insolence « le dénuement de l’armée, les déprédations des commissaires et de leurs agents, les profanations, les sacrilèges, les rapines qui marquent les pas de nos armées dans un pays ami, et qui l’ont retourné contre nous ». Le comité était atterré.
« Je vous avais prévenus », ne put s’empêcher de dire Claude.
Danton ne renonçait pas pourtant. « Le malheureux a perdu la tête en politique, mais il n’en conserve pas moins ses talents militaires, assura-t-il. Nul autre ne saurait prendre son poste. Il faut essayer de le ramener à nous. » Il offrit de partir sur-le-champ avec Delacroix, pour endoctriner le rebelle. « Nous le guérirons ou nous le garrotterons. » Delacroix insista lui aussi. On finit par accepter et l’on résolut, pour le moment, de ne point communiquer cette lettre à la Convention. Chacun promit le secret. Claude s’était rendu sans bonne grâce.
« Tu as trop de confiance en toi, Georges, dit-il en sortant avec lui. On ne peut rien espérer de cet homme, il n’a jamais été qu’un ambitieux. Ma femme et moi, nous l’avions jugé dès le premier jour, chez les Roland. »
À Louvain, Bernard, devant la bataille imminente que l’on allait livrer avec quarante mille hommes contre soixante mille au moins, redoutait également de voir la France la perdre et Dumouriez la gagner. Excellent stratège, le général en chef avait lancé un corps sur la droite afin de tenir la Campine et de garder la liaison avec les troupes demeurées en Hollande. À gauche, les divisions Stengel et Harville occupaient le pays jusqu’à Namur. Au centre, pour rectifier toute cette ligne, Dumouriez avait rappelé les généraux Valence, Dampierre, Miranda, un peu en arrière de Tirlemont. De la sorte, face à l’armée du prince de Cobourg, basée sur la Meuse entre Liège et Maëstricht, et dont le milieu avançait en pointe jusqu’à Saint-Trond, il couvrait tout le cœur de la Belgique : Anvers, Malines, Bruxelles et Mons. Bernard, sur la carte à présent, admirait, comme tout l’état-major, la façon dont cet homme avait non seulement redressé une situation désastreuse, mais encore réussi à se rendre très menaçant pour l’ennemi. Que l’on frappât celui-ci d’un coup d’arrêt sur sa pointe, et la droite, la gauche françaises se rabattraient sur ses flancs comme une pince qui se ferme irrésistiblement.
Bernard avait dû abandonner sa mission officielle. Il était impossible, et il eût été dangereux, d’organiser en gardes nationales des gens dont bon nombre montraient maintenant plus d’inclination à se battre contre les sans-culottes que contre les Autrichiens. Dumouriez l’avait chargé de reformer les volontaires décimés par la désertion, de régénérer les fuyards que les commissaires rassemblaient à Lille et renvoyaient ici. « Faites-moi des bataillons semblables au vôtre, à Sainte-Menehould », disait le général. Mais les circonstances n’étaient plus les mêmes, tout avait pourri depuis lors. Bernard accomplissait son devoir sans confiance.
Le 16, de bonne heure, tout l’état-major rejoignit le gros de l’armée, en face de Tirlemont devenu le poste le plus avancé des Autrichiens. Dumouriez le leur fit reprendre par un régiment de ligne qui les en chassa sans rencontrer grande résistance. Puis il envoya Bernard, avec trois bataillons de
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