Les autels de la peur
La fumée rampait sur les pentes. Au-delà on vit soudain l’arrière des bataillons gris refluer. Le rappel monta au milieu des détonations. Les Impériaux, opérant un demi-tour en bon ordre, regagnèrent leurs positions de départ à l’abri des bosquets. Bernard envoya le capitaine faire part de ce résultat au général en chef et l’aviser que l’ennemi attaquerait bientôt avec du renfort.
Ce deuxième assaut se produisit une heure plus tard. Les Autrichiens progressèrent, cette fois, sans réussir néanmoins à ébranler la position. Dumouriez les fit contre-attaquer par un régiment de ligne qui les ramena dans la plaine. Là, renforcés de nouveau, ils tinrent tête. Bernard observait toujours la situation. Une charge descendant des pentes et tombant sur ce qui était devenu maintenant le flanc gauche des Impériaux les contraindrait à lâcher pied. Mais une charge à la baïonnette n’est guère moins meurtrière pour l’assaillant que pour l’assailli. Il en coûtait de prendre pareille décision. Pourtant il le fallait, le régiment blanc arrivait au bout de son effort. « Mon cheval », dit Bernard à Sage. Il ordonna aux deux officiers de se rendre chacun à une aile pour chercher l’artillerie des bataillons, de l’amener vers le centre et d’en composer deux batteries qui appuieraient le mouvement.
En selle, il galopa vers l’un des drapeaux colonels, à la corne d’un pré bossu, sur le dernier vallonnement des pentes. Un bataillon des volontaires de la Meuse s’allongeait là, tiraillant. « Rassemblement, jeta Bernard au chef de corps. Nous allons charger. » Sur un signe du lieutenant-colonel, son tambour-maître battit. Les tambours des compagnies répondirent, les soldats formèrent leurs rangs sur trois lignes, dans la prairie. Bernard les regardait mordre la cartouche, bourrer rapidement avec la baguette. Il fit pivoter son cheval, rendit la main. Derrière lui, les sept cents hommes descendirent au pas accéléré, s’enfonçant dans le bruit du combat. On n’apercevait plus l’ennemi.
En franchissant un rideau d’arbres aux branches embrumées de vert jaune, on déboucha presque sur les Kaiserlick, entre les deux batteries de canons de 4 amenés par les officiers d’ordonnance. Elles achevaient de s’établir. Elles se mirent à tirer quand on les dépassa, et aussitôt on vit, dans les fumées de la fusillade, des compagnies grises à culotte bleu ciel faire front en opérant une conversion sur place. « Feu ! » hurlaient les officiers de volontaires. Les salves explosèrent. Bernard brandit son sabre. « En avant ! Vive la République ! » Les tambours battaient la charge. Les hommes couraient, croisant la baïonnette et rugissant eux aussi : « Vive la nation ! Vive la République ! » Des balles sifflaient, frappaient, mais on arrivait déjà au corps à corps. Les canons s’étaient tus. Les rênes accrochées au pommeau, guidant des jambes sa monture, Bernard sabrait, un des pistolets de Guillaume Dulimbert à la main gauche. Il en lâcha le coup dans la figure d’un grand diable gris qui brandissait son fusil par le canon, abattit avec l’autre pistolet un cavalier à plumet, surgi soudain devant lui. Puis il fit volter son cheval et, décochant çà et là des coups de sabre, prit du champ, se dressa sur ses étriers pour voir où en était l’attaque. Les Autrichiens reculaient pied à pied. « Jean ! » appela-t-il. Sage, qui combattait lui aussi en cavalier habitué dès l’enfance à tous les exercices, rompit, se rapprocha. « Cours chercher les canons », lui cria Bernard, et, se taillant un passage jusqu’au drapeau : « Fais battre le rappel », enjoignit-il au chef de bataillon Boiledieu.
« Mais !…
— Bon sang ! fais battre le rappel, je te dis ! »
Les volontaires rétrogradèrent, reformant leur ligne. Avant que les ennemis aient pu en profiter pour regagner du terrain, la mitraille les prit de plein fouet. Ils refluèrent en désordre sur leurs bataillons qui les recueillirent et se replièrent en combattant jusqu’à ce que, d’un accord tacite, on cessât le feu des deux côtés. Les Impériaux laissaient au pied des pentes et dans la vallée sept à huit cents morts ou blessés graves. Il était midi.
Raffermi par ce succès, à deux heures le gros de l’armée fit mouvement sur les traces des Autrichiens. Jusqu’au soir, et toute la matinée du lendemain, les différents corps avancèrent dans
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