Les autels de la peur
dont les toits en poivrière luisaient. L’horloge de la tour carrée marquait le quart après huit heures.
Il fallut encore près de deux heures à Santerre, aux officiers des sections – dont Lazouski, commandant les canonniers de Saint-Marceau –, et à leurs lieutenants bénévoles, pour mettre en état de défiler les quelque vingt mille patriotes réunis sur les lieux. Finalement, on partit en trois colonnes : l’une, toute militaire, formée exclusivement des bataillons et compagnies de gardes nationaux, conduite par le brasseur-colonel ; la seconde menée par le gigantesque marquis de Saint-Huruge – vêtu en fort de la halle, blouse blanche, vaste chapeau de paille –, comprenait un groupe d’invalides en uniforme, puis les sans-culottes plus ou moins armés. L’Amazone de la liberté : la belle Théroigne, toujours chevauchant son canon, tirée à la bricole par des ouvriers aux bras nus, précédait la troisième : une cohorte de femmes, d’enfants, de miséreux, derrière lesquels brimbalait, sur une charrette enguirlandée de banderoles aux couleurs nationales, le peuplier que l’on devait planter aux Tuileries sur la terrasse des Feuillants.
Rentrant pour dîner, Claude trouva Lise au balcon. De ce côté de la rue Saint-Nicaise, tout le monde était aux fenêtres. Grâce au pan coupé des Quinze-Vingts, on voyait très bien l’étrange cortège traverser le carrefour des rues de Richelieu et Saint-Honoré entre deux haies de peuple, de bourgeois et de filles sorties du Palais-Royal. Une légère brume de poussière s’élevait par-dessus le hérissement des baïonnettes, des piques aux flammes tricolores, au fer souvent masqué d’un bonnet rouge, des bâtons dont certains portaient une pancarte clouée ou encore un faisceau de petits drapeaux, une couronne civique, un bouquet de feuillages ou de fleurs. Au passage, beaucoup de curieux s’ajoutaient au cortège qui grossissait ainsi sans cesse et s’écoulait lentement, aux sons des tambours et des fanfares, dans une énorme rumeur faite du bruit de milliers de pieds, du roulement des canons, de vingt mille voix clamant, riant, braillant, chantant.
Presque en face de Claude et Lise, séparé de ce fleuve populaire par le Petit-Carrousel et un pâté de bâtiments, le Château était silencieux. On avait renforcé la garde nationale dans les trois cours. Sur la place du Carrousel, derrière un cordon de sentinelles, des canonniers du Val-de-Grâce, suant en plein soleil, veillaient autour de leurs pièces luisantes. « Nous avons mal choisi notre logement, observa Claude. Si ces canons tiraient !…» Mais, pour atteindre l’étage, il aurait fallu qu’ils fussent pointés bien haut.
En ce moment, Santerre avec son bataillon parvenait à la hauteur de la place Vendôme, devant le portail des Feuillants. Un poste de gardes nationaux défendait cette entrée du Manège. L’officier, un capitaine, s’excusa très poliment : il ne pouvait laisser pénétrer dans l’enceinte une foule en armes. On ne voyait pourtant pas comment, avec ses quelques hommes, il l’en eût empêchée. Les autres colonnes arrivaient à leur tour. La rue, entre les hautes façades piquetées de visages aux fenêtres, était comne un ravin grouillant de têtes, de baïonnettes, de piques. Il eût suffi à cette masse d’aller de l’avant pour emporter tout. Mais Santerre se bornait à prier non moins poliment le capitaine de faire parvenir un message au président de l’Assemblée. Tout cela était prévu ; la lettre, prête. En attendant la réponse, le corpulent colonel et ses auxiliaires, organisateurs avec lui de la journée, occupèrent le peuple en le détournant dans la cour des Capucins où l’on planta solennellement, avec chants et musiques, l’arbre de la liberté. Sous le soleil de midi, il faisait très chaud. On avait soif. Le vin ne manquait pas, offert avec des vivres par les bons patriotes, ou des agents orléanistes, dans un enthousiasme fraternel. C’était une vraie liesse. Et quand, sur la proposition de Vergniaud, contre l’avis du procureur-syndic Rœderer, l’Assemblée accepta de recevoir les pétitionnaires, ce fut une foule joyeuse qui défila dans le couloir de planches et de toile, puis dans le Manège, aux sons des fanfares, en agitant plus encore de rameaux verts, de fleurs, d’épis, que d’armes. L’évêque Gay-Vernon, siégeant sur les bancs de la Montagne à côté de l’ex-franciscain Chabot, grand
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