Les autels de la peur
vicaire de Grégoire, considérait cette cohue avec sympathie. Il remarqua un homme élevant au bout de sa pique un cœur de bœuf ou de veau, avec cette inscription : « Cœur d’aristocrate. » D’autres brandissaient ainsi des culottes déchirées. La plupart des pancartes proclamaient : « La nation, la loi », « Vive l’Assemblée nationale ! », « Vive l’égalité ! Nous ne voulons que l’union », « Peuple, garde nationale, nous ne voulons faire qu’un », « Avis à Louis XVI : le peuple, las de souffrir, veut la liberté entière ou la mort ».
Manifestement, les libations faisaient leur effet. Il y avait des gens un peu trop gais qui dansaient, qui clamaient d’une voix plutôt bachique : « Vivent les patriotes ! À bas le Veto ! » En revanche, la pétition lue à la barre montrait une claire conscience de l’état de choses. Elle ne ménageait ni la droite ni le monarque : « La patrie, la seule divinité qu’il nous soit permis d’adorer, trouverait-elle jusque dans son temple des réfractaires à son culte ? Qu’ils se nomment, les amis du pouvoir arbitraire ! Le véritable souverain : le peuple, est là pour les juger… Nous nous plaignons, messieurs, de l’inaction de nos armées. Pénétrez-en la cause ; si elle dérive du pouvoir exécutif, qu’il soit anéanti !… Nous nous plaignons des lenteurs de la haute cour nationale. Veut-on forcer le peuple à reprendre le glaive ? »
« Voilà qui est clair, dit Gay-Vernon à Chabot. Si messieurs les Feuillants et messieurs les monarchistes ne comprennent pas, c’est qu’ils ont la tête trop dure. »
Après avoir défilé, les sans-culottes, sortant de l’Assemblée par-derrière, débouchaient dans le passage entre les Feuillants et les Capucins qui allait de la rue Saint-Honoré à la petite grille des Tuileries flanquée de ses guérites, fermée et gardée du côté jardin par une compagnie avec trois canons. La foule s’entassait là, sans cesse plus dense, plus comprimée par le dégorgement continuel du Manège. Les premiers sortis, se voyant au point d’être écrasés contre la grille, criaient aux gardes nationaux de l’ouvrir. Ceux-ci en avaient fait demander l’ordre. Elle sauta sous la pression avant qu’il fût arrivé. Aussitôt un torrent irrésistible se déversa sur la terrasse des Feuillants.
Le défilé durait depuis deux heures. Il en était presque quatre après midi lorsque Lise revint avec la bonne Margot de chez les Dubon où Claude, par prudence, les avait amenées en retournant au tribunal. Comme le tocsin ne sonnait pas, qu’aucun signe de violence et de danger n’apparaissait, les deux femmes ne jugèrent point nécessaire de rester plus longtemps au Pont-Neuf. Il fallait d’ailleurs songer à la préparation du souper. Elles firent le tour derrière le Louvre par le Petit-Bourbon et la rue des Poulies pour rentrer par les Quinze-Vingts, car du quai Bourbon l’on apercevait une grosse affluence, assez tumultueuse, devant les guichets de la Galerie du Bord de l’Eau. En effet, le peuple, débouchant sur la terrasse des Feuillants puis côtoyant la carrière du Manège, ne s’écoulait qu’en très faible quantité par la ruelle du Dauphin pour sortir dans la rue Saint-Honoré. La grosse foule, mêlée d’uniformes, de carmagnoles, d’habits bourgeois et de guenilles, avait traversé le jardin devant une haie de grenadiers rangés en défense au long du Château, en les acclamant, en criant : « Vive la garde nationale ! Vive la garde patriote ! Otez la baïonnette ! » et, par la grille du pavillon de Flore, elle se répandait sur le quai. Là, nouvelle division : une certaine partie de ces gens, fatigués d’être sur pied depuis l’aube, s’en allaient, les uns par le PontRoyal, d’autres vers la place LouisXV, d’autres par le quai du Louvre. Mais un nombre considérable restait encore, qui n’oubliait pas la pétition destinée au Roi. Ceux-là voulurent entrer dans le Carrousel. Les guichets étaient fortement défendus et la garde refusa le passage. Le peuple reflua, hésita, revint, poussé par les groupes sortant toujours du jardin. C’est cet afflux houleux sur le quai que Lise et Margot avaient aperçu depuis le débouché du Pont-Neuf. Pendant qu’elles contournaient le Louvre, un petit municipal bancroche : Mouchet, cordelier ami de Danton qui l’appelait le Diable boiteux, survint et donna l’ordre de laisser passer. Au
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