Les autels de la peur
compagnons entrèrent. Derrière eux, ce fut une marée joyeuse, triomphale, délirante. Lise vit avec stupéfaction un des canons emporté, enlevé, voyager comme un fétu de paille rousse parmi les bonnets écarlates, les bicornes, les piques, les fleurs, les pancartes. Il étincela en franchissant les degrés, et tout s’engouffra sous le cintre du pavillon de l’Horloge, disparaissant aux yeux de la jeune femme.
Dans l’entrée, le groupe de tête fut arrêté par quelques monarchistes, officiers de la garde nationale et bourgeois. Ils interpellèrent vigoureusement Santerre : « Vous êtes un scélérat ! Vous égarez ces braves gens. Toute la faute est à vous ! » Le brasseur regarda Legendre qui lui fit signe d’aller. « Messieurs, dit Santerre avec une lourde ironie, dressez donc procès-verbal de mes paroles. » Et, se retournant vers sa troupe : « Mes amis, je refuse de vous conduire dans les appartements du Roi. » On lui répondit en l’enlevant. Lui, Legendre, le canon se trouvèrent portés en haut du grand escalier. Le Diable boiteux était là, avec d’autres municipaux. « Que diantre prétendez-vous faire de cette artillerie ! s’exclama-t-il. Vous n’allez pas tirer le canon dans les appartements ! Il n’y a personne pour vous résister, et ce n’est point par la violence que vous obtiendrez quelque chose du Roi. Descendez-moi cette pièce. »
Tandis qu’on lui obéissait docilement mais non sans peine, car le flot montait toujours, Santerre, Legendre, Saint-Huruge avançaient sans obstacle au milieu de leur troupe tumultueuse, dans un énorme vacarme. Des coups de hache ou de masse résonnaient, on entendait craquer du bois. C’était la porte du grand salon de l’Œil-de-Bœuf, fermée à clef, que l’on maltraitait ainsi. Elle s’ouvrit brusquement. Le chef de légion Acloque, bien connu, apparut les bras ouverts, criant : « Citoyens, respectez votre roi. Nous périrons tous plutôt que de souffrir la moindre atteinte à sa personne. » Il s’effaça et laissa entrer la foule. Elle ne manifestait aucune intention malveillante. Comme au Manège, elle défilait en agitant ses pancartes, ses armes, ses rameaux. Elle regardait le Roi, monté sur une banquette dans l’embrasure d’une des hautes fenêtres par lesquelles on apercevait la Cour royale et le Carrousel grouillants. Louis XVI se montrait tranquille, bonhomme comme d’habitude. Près de lui se tenaient Madame Élisabeth qui n’avait pas voulu le quitter, trois des ministres, le vieux maréchal de Mouchy, Acloque, un autre chef de légion avec d’autres officiers de la garde nationale et quelques grenadiers, tous le sabre au fourreau ou le fusil reposé, sans baïonnette. La foule n’approchait pas le Roi, ne le menaçait ni lui ni sa sœur que l’on prenait cependant pour la Reine. Des sans-culottes demandaient seulement : « Rappelez les ministres patriotes. Sanctionnez les décrets. Point de veto. Chassez vos prêtres. Choisissez entre Coblentz et Paris. »
Legendre, court, trapu, s’avança et, de sa voix brusque : « Monsieur », jeta-t-il au Roi qui sursauta, comme giflé par ce mot. « Oui, monsieur. Écoutez-nous, vous êtes fait pour nous écouter. Vous êtes un perfide : vous nous avez toujours trompés, vous nous trompez encore. Mais prenez garde, la mesure est comble, le peuple est las de se voir votre jouet. » Il lut la pétition des Cordeliers demandant en termes énergiques, au nom du peuple souverain, la sanction des décrets contre les émigrés et les réfractaires, le rappel des ministres jacobins. Louis XVI, suant, ses gros yeux bleu pâle fixés sur l’orateur, la lèvre rouge et molle, écoutait, de nouveau flegmatique. « Je suis votre roi, répondit-il. Je ferai ce que m’ordonne la Constitution. » Cette dérobade provoqua du mécontentement. Au milieu des clameurs et de l’agitation soudain aggravée, Mouchet eut l’esprit de saisir un bonnet rouge et de le tendre à Louis qui s’en coiffa sans hésitation. Aussitôt il se fit dans les premiers rangs un silence étonné. On ne se serait jamais attendu à une chose pareille. L’enthousiasme éclata dans un rugissement : « Vive le Roi ! Vive le Roi ! » Il répondit : « Vive la nation ! »
À ce moment, Claude était dans la Cour royale avec Lise. Rentré chez lui, il avait voulu savoir ce qui advenait au Château, et comme il semblait bien que Santerre tenait sa promesse, qu’il n’y
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