Les autels de la peur
elle regardait sans crainte la foule qui passait devant elle. Claude la connaissait désormais pour une ennemie, elle n’en imposait pas moins l’admiration et le respect. Seules, quelques mégères osaient lui montrer le poing ou lui lancer des menaces. Une fille s’arrêta et l’agonit d’insultes ignobles. « Faites passer cette femme, dit Santerre, elle est soûle. » La Reine demandait dignement à la furie : « Pourquoi me haïssez-vous ? Vous ai-je fait du tort ?
— À moi, non, mais c’est vous qui perdez la nation.
— On vous trompe, répondit Marie-Antoinette. J’ai épousé le roi de France, je suis la mère du Dauphin, je suis française et n’ai point d’autre patrie. Je ne puis vivre qu’en France et j’y étais heureuse quand vous m’aimiez.
— Ah ! madame, pardonnez-moi ! s’écria la fille, des larmes aux yeux. Je ne vous connaissais pas. Je vois que vous êtes bonne. »
Santerre savait bien, comme Claude, que la Reine agissait par tous les moyens contre la Révolution, qu’elle resterait toujours foncièrement aristocrate. Il ne put cependant s’empêcher de lui dire à mi-voix : « Madame, si vous l’aviez voulu nous aurions été trop heureux de continuer à vous aimer. Nous ne désirons rien tant que de pouvoir le faire encore. »
Il était six heures. Le maire, que l’on n’avait vu nulle part durant cette journée, venait de paraître aux Tuileries. Dans l’Œil-de-Bœuf, il s’excusait d’arriver si tard : « J’ai appris il y a peu de temps la situation où vous êtes, sire.
— C’est bien étonnant, dit le Roi sans y croire. Voilà deux heures que cela dure. »
En réalité, Pétion, avec Panis, Sergent et quelques autres municipaux, avait quitté l’Hôtel de ville depuis plus d’une heure. Mais dans le Carrousel, dans la cour, dans l’escalier même, il n’avait point perdu l’occasion de soigner sa popularité, de flatter le peuple, de haranguer. En outre, on n’avançait pas au milieu de la masse. Lise et Claude étaient arrêtés entre la salle du Conseil et l’Œil-de-Bœuf, et n’en pouvaient bouger. Il faisait une chaleur de plus en plus suffocante, chargée de relents non moins pénibles. Monté sur la banquette, près du Roi, Pétion demandait aux citoyens de se retirer maintenant qu’ils avaient fait leurs justes représentations au monarque. « Il verra dans le calme ce qu’il doit conclure, et ne pourra se dispenser d’accéder au vœu du peuple. » On applaudit mais on ne bougea point. Un grand jeune homme fougueux s’avança, criant : « Sire, sire, au nom des cent mille âmes qui sont là, le rappel des ministres patriotes et la sanction des décrets, ou vous périrez !
— Vous vous écartez de la loi, répondit Louis avec flegme.
— Allons, c’est bon, citoyens ! Retirez-vous, répéta Pétion. Le peuple a fait ce qu’il devait faire, vous ne pouvez aller plus loin. Vous avez agi avec la fierté et la dignité d’hommes libres. Ne souillez pas cette journée. Retirez-vous à présent. »
Beaucoup ne demandaient pas mieux que de quitter cette étuve, s’asseoir, se rafraîchir. Ils n’en avaient nul moyen, pas plus que Claude et sa femme. La retraite aurait dû commencer par les derniers venus qui, au bas de l’escalier, poussaient encore pour monter. Le Roi comprit : il donna l’ordre d’ouvrir la galerie des Carraches, afin que l’on pût sortir par la cour des Princes. Aussitôt l’écoulement commença. L’Œil-de-Bœuf se vidait lentement quand survint une députation de l’Assemblée. Louis XVI remercia les représentants, leur dit qu’il n’avait aucune crainte au milieu du peuple et, prenant la main d’un garde national, la plaça sur son cœur : « Vous sentez ? Je suis tranquille. » Des obstinés restaient là, attendant encore que le Roi se rendît enfin à leurs instances. Au bout d’un moment, l’affluence étant fort éclaircie, les députés purent entourer le monarque. On ouvrit la porte à côté de la cheminée, et il se retira.
Le défilé continuait dans la salle du Conseil, mais Santerre en avait assez. Avec Pétion, il descendit dans la cour annoncer que l’on n’entrait plus : la visite du peuple au « représentant héréditaire de la nation » était terminée. Les patriotes avaient bien accompli leur devoir et devaient à présent rentrer chez eux. Pétion enjoignit aux municipaux de faire respecter la loi, Santerre plaça aux portes ses
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