Les autels de la peur
gardes nationaux sans-culottes.
Vers huit heures, dans la lumière déclinante, de nouveau rose et dorée avec des embus bleuâtres, le Carrousel avait retrouvé son calme. Il ne restait que les détritus parsemant le pavé : bouquets flétris, feuillages piétinés, chiffons qui avaient peut-être figuré les culottes des aristocrates, restes d’écriteaux en carton déchirés dans la presse, bouteilles abandonnées, papiers, bâtons, épaves parmi lesquelles des chiens fouinaient et une femme cherchait quelque bijou perdu. De leur appartement, Lise et Claude contemplaient songeusement ce spectacle. La voiture de Pétion l’attendait dans la Cour royale. En sortant, il les aperçut à leur balcon et monta, un moment, avant de retourner à sa mairie.
« Me feriez-vous la charité d’un verre de bière ? dit-il.
— Madame Élisabeth ne vous en a pas offert, cette fois ?
— Non. On n’est pas content de moi, au Château. C’est bien juste si l’on ne m’accuse pas d’avoir provoqué ce mouvement. Je n’y suis pour rien, vous le savez.
— Mais vous ne regrettez pas qu’il se soit produit. »
Pétion s’épongeait tandis que Lise lui versait un autre verre.
« Non, à tout prendre, répliqua-t-il. Cependant Santerre et Legendre m’ont mis dans une situation délicate. Je n’imaginais pas qu’ils iraient si loin dans cette affaire.
— Vous vous en êtes tiré à merveille, mon ami. Nous sommes allés à l’Œil-de-Bœuf et nous vous avons entendu.
— Oui, sans doute, je ne pense pas avoir démenti mon caractère, mais cela peut entraîner des conséquences.
— Oh ! soyez tranquille, répondit Claude amusé, vous avez le peuple et la Montagne pour vous. Vergniaud a dit : « C’est une bonne leçon. » Isnard et lui n’étaient pas plus pressés que vous de faire cesser ce désordre. »
Le maire partit un peu rasséréné. En le regardant monter dans son riche équipage, Claude souriait ironiquement. Pétion était patriote mais il tenait à sa mairie. Le trivial, et d’ailleurs envieux, Hébert n’avait pas tort de dauber les parvenus de la Révolution, ces démocrates nantis d’hôtels, de carrosses, de laquais, ces menus bourgeois d’hier qui menaient à présent train de prince.
Quant à cette journée, non vraiment on ne pouvait point partager les illusions de Vergniaud. Claude l’avait dit à Lise avant la visite du maire : « Legendre et Santerre sont de braves gens et des esprits naïfs, ils ont agi avec une candeur puérile. Ils ont cru effrayer le Roi, le contraindre ainsi. Or il n’a cédé en rien. Tout en s’abaissant jusqu’au grotesque, il est demeuré parfaitement obstiné, parfaitement héroïque à sa façon, reconnaissons-le. On est certain à cette heure qu’il n’acceptera jamais les décrets. Une pique sur la gorge ne le ferait pas changer d’avis, il préférerait le martyre plutôt que de signer la déportation de ses prêtres. Voilà son unique fermeté : sa conviction religieuse, la certitude d’être l’oint du Seigneur. Comprends-tu, ma chère amie ? Au total, loin d’obtenir quelque chose, les Cordeliers ont fourni à la Cour, aux Feuillants, à tous les monarchistes une occasion inespérée de soulever l’opinion. Ils ont posé Louis XVI en défenseur de l’ordre constitutionnel. Puisqu’ils avaient entrepris de violer la Constitution, il fallait aller jusqu’au bout.
— C’est-à-dire ?
— En finir avec le Roi. On en viendra nécessairement là, un jour ou l’autre. L’expérience monarchique aboutit à une impasse, comme je le prévoyais. Ou bien la contre-révolution soutenue par l’étranger prendra le dessus et rétablira l’absolutisme, ou bien nous déposerons Louis XVI : il n’y a pas d’autre perspective. Je pense que Danton a vu dans l’affaire d’aujourd’hui une espèce de préparation, un essai, une étape si tu veux. C’est pourquoi, sans doute, il a laissé aller Legendre et Santerre, avec le vague espoir que Louis céderait comme il a cédé à Versailles. Il aurait fallu un Mailhard au lieu d’un Santerre, et une tout autre Assemblée. Dommage ! Aujourd’hui, avec l’éloignement des Suisses, la garde constitutionnelle absente, tout pouvait se faire sans mal. Il n’en sera peut-être pas toujours de même. Les Cordeliers ont été habiles, ils n’ont pas été suffisamment énergiques. »
Dans le même temps que Claude parlait ainsi, Legendre était chez Danton, dans son vaste
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