Les Aveux: Nouvelle Traduction Des Confessions
personnes,à raconter leur vie comme une histoire personnelle. Ils ont même été
appelés à avouer ce qu’ils avaient pu faire de bien ou de mal. À dire
s’ils avaient changé ou pas. Ainsi est née l’idée du soi comme parlant
lui-même de lui-même (c’est en parlant de soi qu’il devient soi).
Finalement, on pourrait imaginer mille et une autres manières de
répondre à la question : qui suis-je ? autres que celle, inéluctablement
vouée à l’échec, à l’imprécision, au mensonge, qui consiste à repasser
par ses propres souvenirs, à se confronter à l’oubli, à convoquer les
fantômes du passé… La poésie des chamans d’Afrique ou d’Amérique identifiait l’être des humains aux autres êtres vivants ou aux
éléments de la nature. Je suis oiseau des steppes. Je suis l’ours de la
forêt, le rivage de l’océan… Le soi renonce à sa propre autofiction et
s’incarne dans la chair, dans le spectacle du monde qui le dépasse et
le contient.
Mais celui qui veut devenir soi entend une voix lui demander : qui
es-tu ? qu’as-tu fait ? Une voix parle en lui qui lui demande de parler de
lui. Cette voix, nous ne l’oublions pas. Elle peut nous aider à devenir
nous-mêmes comme elle peut aussi nous persécuter, nous précipiter
dans l’abîme même de sa propre question.
Le sujet de toute confessio est un sujet hanté.
Enfin, ce désir de se dire à soi et aux autres a croisé le désir d’écrire,
de consigner dans les mots la mise en fiction de soi. Parce qu’en ces
temps-là, et depuis quelque temps déjà, l’écriture exerce une autorité.
Elle est une force instituante de la vérité et des personnes. Ce qu’il est
devenu difficile pour nous d’imaginer : un monde dans lequel des collections d’écrits engagent la vie des gens, leur destin, décident de leur
vie commune ou pas, de ce qui pour eux est vrai ou pas. Un monde
dans lequel, comme le soulignera Augustin dans ses Aveux , savoir lire
et écrire était un atout redoutable pour devenir une personne et chercher la vérité.
La question sous-jacente, et qui est finalement au cœur du processus
de transformation de soi que décrivent les treize livres des Aveux , est la
question de la littérature. Le monde de l’Antiquité tardive est un
monde de passages et de traductions. Cicéron, Quintilien ont traduit etadapté la littérature grecque classique. Le concept même de classique naît dans la Rome du IIe siècle. Rome entend également rivaliser avec
l’héritage hellénistique. L’Énéide de Virgile tentera de récupérer, de
déplacer et de recréer l’épopée homérique. Les grands auteurs latins
adapteront la terminologie philosophique grecque. Savoir écrire et parler, avoir une connaissance approfondie des textes anciens et classiques,
des fables et des histoires, est indispensable à une certaine inscription
de soi dans le monde. Les Aveux témoignent de l’importance de cet
enseignement de la littérature par ceux qu’on appelait à l’époque des grammairiens , dans le système éducatif de l’Empire. La littérature, à
l’époque d’Augustin, est devenue le champ dans lequel s’exerce la
quête de soi et de la vérité. Les chrétiens vont transformer la culture
gréco-romaine. En partie parce que les chrétiens n’ont pas de langue à
eux. La langue chrétienne n’existe pas en tant qu’idiome. Les chrétiens
vont emprunter et fabriquer une langue entre l’hébreu, le grec et le
latin. Héritière de la traduction en grec de la Torah par des Juifs en
contexte hellénistique à Alexandrie, au IIIe siècle avant J.-C. Traduction
sans laquelle ni la Bible chrétienne n’aurait pu voir le jour ni même le
corpus des écritures nouvelles spécifiquement chrétiennes. Cette
croyance dans la traduction possible des Écritures est sans précédent.
Enfin, les chrétiens ont forgé dans la culture gréco-romaine des règles
herméneutiques d’une grande complexité pour lire les Écritures juives
à la lumière de l’événement du Christ.
Cette lente révolution qui associe la littérature au test affolant de se
dire soi-même et qui bouleverse l’héritage des textes eux-mêmes, c’est
la révolution chrétienne qui, d’une certaine façon, triomphe en cette fin
de IVe siècle avec Augustin.
Cette idée d’être une personne singulière, c’est-à-dire un soi qui
s’avoue soi-même, s’est greffée sur l’histoire du christianisme, sur l’histoire de cette secte juive
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