Les Aveux: Nouvelle Traduction Des Confessions
direction de ma vie est une tâche
insurmontable pour beaucoup. Cette lutte pour avouer les choses invisibles que nous sommes, pour dire le sens, la direction de sa propre
existence, pour rendre compte de ses doutes et de ses erreurs, était
dure, semée d’embûches, à l’époque d’Augustin. Elle l’est encore. Elle
le sera toujours.
Et cet effort demeure incompréhensible si nous ne nous rappelons
pas que « des hommes à qui le sens de la vie est devenu clair après une
longue période de doute n’ont pas pu dire en quoi ce sens consistait »
(Wittgenstein, encore lui).
Comment dire ce qui a bien pu se passer en nous ?
Augustin ne se contente pas de raconter qu’il a changé. Pour nous, son
récit est lui-même ce changement.
À quoi pourrais-je reconnaître et faire reconnaître à d’autres que moi
que quelque chose s’est passé ? qu’une transformation de moi a bien eu
lieu ? C’est bien dans le langage que je vais employer que quelque chose se
passe. Le langage de la confessio est investi d’un pouvoir transformant
qu’il n’avait pas forcément dans le monde ancien des Grecs et des
Romains. Augustin donnera à cette nouvelle langue le nom de sermo
humilis : langue obscure, langue basse. Langue avec laquelle on raconte sa
bassesse, l’obscurité de soi.
« Ma langue obscure avoue ton immensité. »
Celui qui avoue est une figure faible et puissante, idiote et savante.
Folle et sage.
Une telle entreprise mobilise, on le sent bien, un immense effort de
construction imaginaire et de croyance. Déplacements, fables, oublis,
remords, ajustements… Il n’y a donc pas de soi sans fiction. Ou plus exactement, nous consacrerons la vérité sur nous-mêmes dans un travail de fiction que nous habillerons d’authenticité et de sincérité.
Et nous n’en sommes toujours pas revenus aujourd’hui.
Ce que nous appelons alors la quête de soi prend l’allure complexe
et mystérieuse d’une odyssée, d’une enquête. Mais cette expérience n’a
peut-être pas toujours été dans l’histoire du monde. En tout cas, elle
devient importante et déchirante au moment où l’immense monderomain s’effondre lentement, libérant l’énergie des mondes finis, des
mondes finis accoucheurs de nouveaux mondes. L’imaginaire collectif
est soumis à une grande tension. Dans ce monde antique où la tradition
est la valeur suprême, le christianisme a longtemps attiré les sarcasmes.
Mais l’édit de Thessalonique, en 380, reconnaît le catholicisme comme
religion d’État (il était licite depuis 313). Et sous l’empereur Théodose,
en 391 (l’année où probablement Augustin devint prêtre ! ), les cultes
païens sont interdits. Mais les gens qui vivent ces temps-là sont comme
nous aujourd’hui : ils vivent dans l’incertitude, dans la gloire et la mort
du présent. Ils vivent une sorte de catastrophe de la mémoire collective
et traditionnelle.
L’idée de raconter sa propre vie aux autres a été, dans l’Antiquité,
une idée neuve et dérangeante (même si le monde gréco-romain raffolait des Vies augustes). Et plus encore dans le judaïsme ancien comme
chez les premiers disciples de Jésus. Les rabbins n’écrivaient pas de biographies. Le plus souvent, ils transmettaient leur enseignement de
façon anonyme. Les personnes pouvaient transmettre des vérités religieuses mais sans en revendiquer la paternité.
Au souvenir de qui nous étions, nous voyons souvent apparaître un
autre. Nous découvrons que nous sommes faits de plusieurs autres
dans le temps. Je sais bien que la plupart d’entre nous n’insistent pas,
pensant préserver ainsi cette cohérence illusoire et multiple de nous-même, et de cette dispersion que nous appelons notre vie. Mais il
arrive qu’on insiste, qu’on poursuive le fantasme, la fiction que nous
sommes à nous-même, pour fuir d’autres fantômes. Une telle aventure
peut rendre fou. Et cette même folie hante toute confession de soi.
Étrangement, la vision occidentale de la personne s’est bâtie sur le test
de cette folie, sur ce qui apparaîtra comme l’addiction majeure de
notre civilisation : la représentation de soi et la fiction d’être soi. Se
souvenir, témoigner de soi et rendre compte de soi, c’est pour nous
devenir une personne (et si possible « meilleure » qu’avant). Ce fut un
lent bouleversement mais un bouleversement irrémédiable. Les gens
comme nous ont été en quelque sorte appelés à se dire des
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