Les Bandits
marqués par des divisions de classes.
Le « banditisme social », sujet de ce livre, constitue un aspect de
ce défi.
Il s’agit d’un phénomène à part entière, qui ne saurait
exister autrement qu’en s’inscrivant dans un ordre socio-économique et
politique susceptible d’être contesté par lui. Ainsi, dans les sociétés sans
État où le « droit » prend la forme de
vendettas
(ou de solutions négociées entre les proches des
coupables et ceux des victimes), ceux qui tuent ne sont pas des hors-la-loi
mais, en quelque sorte, des belligérants – différence qui, comme nous le
verrons, n’est pas sans importance. Ils ne deviennent des hors-la-loi, et ne
sont susceptibles d’être punis comme tels, que si on les juge en fonction de
notions de droit et d’ordre public qui ne sont pas les leurs [7] .
Depuis le développement de l’agriculture, de la métallurgie,
des villes et de l’écriture (par exemple avec l’essor de la bureaucratie), la
plupart des habitants des campagnes ont vécu dans des sociétés qui leur
renvoyaient une image d’eux-mêmes comme des individus inférieurs, séparés dans
leur ensemble du groupe des riches et/ou des puissants, bien que dépendant bien
souvent d’eux à titre individuel. Il y a un ressentiment implicite dans une
telle relation. Si l’on s’en tient aux vers que composent les littérateurs
urbains, on comprend que le banditisme est une façon d’expliciter le rejet
potentiel de cette condition d’infériorité, du moins dans le monde des hommes. Sa
simple existence représente une forme de contestation de l’ordre social. Les
relations économiques et sociales n’évoluant que très lentement avant l’avènement
de l’économie capitaliste moderne, à supposer même qu’elles évoluaient, il est
fort probable que la ballade consacrée à Giacomo del Gallo ait eu la même
signification pour les habitants de Bologne au VIII e siècle qu’au XVIII e , même si, comme nous le verrons,
ils n’ont sans doute pas pu le considérer comme un « bandit » avant
le XVI e siècle [8] .
Du point de vue de l’histoire sociale, le banditisme
constitue un phénomène qui se décompose en trois séquences : sa naissance,
au moment où les collectivités antérieures au banditisme sont intégrées dans
des sociétés plus larges, dotées d’un État et caractérisées par des divisions
de classes ; ses transformations locales et globales, qui suivent le
développement du capitalisme ; et son long cheminement au sein des États
et des régimes sociaux intermédiaires. Même si la première période semble être
la plus ancienne d’un point de vue historique, ce n’est pas nécessairement le
cas, dans la mesure où le banditisme peut très bien faire son apparition comme
phénomène de masse non seulement lorsque des sociétés sans classes résistent à
l’essor ou à l’imposition de divisions de classes, mais aussi lorsque des
sociétés rurales traditionnelles, qui sont des sociétés de classes, résistent à
l’expansion d’autres sociétés de classes qui peuvent être rurales (ainsi des
sociétés fondées sur l’agriculture sédentaire qui s’opposent aux éleveurs
nomades ou transhumants), urbaines, ou étrangères. En fait, comme nous le
verrons, le banditisme constitue une expression historiquement très répandue de
ces résistances collectives, et ce d’autant plus qu’il bénéficie dans de telles
circonstances d’un soutien considérable provenant de tous les éléments de la
société traditionnelle, y compris de la part de ceux qui y détiennent le
pouvoir. Voilà donc ce qu’ont en commun les clans de bergers semi-nomades des
Balkans et de l’Anatolie [9] ;
les gauchos affranchis des plaines argentines qui, au XIX e siècle, résistent avec l’appui de leurs patrons aux droits de propriété urbains
et bourgeois ; et les cultivateurs de café colombiens du XX e siècle qui protègent « leurs » bandits. Tous
résistent à l’emprise du capital et contre une autorité qui leur est imposée [10] .
Si l’on met de côté cette situation particulière, le
phénomène social du banditisme a essentiellement pour enjeu, tout au long de la
seconde phase de son histoire, les notions de classe, de richesse et de pouvoir
dans les sociétés rurales. Voici comment Antonio Gramsci, qui était sarde, décrivait
la situation qui régnait sur son île au début du XX e siècle : « La lutte de classe y est mêlée au
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