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Les champs de bataille

Les champs de bataille

Titel: Les champs de bataille Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Dan Franck
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mégaphone brandi, le droit de manifester pour tous ou la mise hors la loi des groupuscules fascistes. D’une voix très douce, très basse, mystérieuse, elle demandait – sans l’exiger – l’arrestation des généraux Salan et Jouhaud. Elle demandait, glissant les mains dans les poches de sa veste en daim puis les tendant devant elle, paumes ouvertes sur des évidences qu’elle offrait en partage, l’interdiction de l’OAS, la libération de Ben Bella et de ses compagnons, l’amnistie pour les Algériens emprisonnés. Elle demandait, somme toute, un peu d’humanité.
    Quand, dans les amphis, les fachos de l’époque la menaçaient, que la partie semblait perdue, elle cherchait en elle une force quinourrisse sa violence, et le juge voyait monter en elle les tensions intérieures, le visage s’inclinant brusquement, les poings se fermant en même temps que la bouche, et jaillissait alors une exclamation définitive qui fermait le débat et condamnait l’adversaire. Sur l’estrade des meetings ainsi qu’en classe, face à un prof ou à des camarades insupportables, comme cette fois, mémorable, où, tentant de défendre l’abolition de la peine de mort, elle s’était vu opposer le plus stupide des arguments : « Même si on enlevait tes enfants ? » Où elle avait commencé par afficher un sourire ricanant avant de répondre, claire et simple :
    « Oui.
    — Même si on les tuait ?
    — Même si.
    — Même si on torturait ta sœur ?
    — Même si.
    — Même si on la tuait ?
    — Même si. »
    A cet instant, sans doute parce qu’elle pressentait la suite, elle avait pris cette respiration qui chez elle marquait la colère, et lorsque la question vint, elle était prête.
    « Même si on torturait ton père ? »
    Les poings dans les poches de sa veste, labourant le haut des cuisses d’un mouvementlent, le regard fixé sur le facho, sans ciller, la bouche contractée, elle avait lâché ces quatre mots :
    « On l’a fait. »
    Qui étaient tombés comme une pierre au milieu de l’amphi. Dans le silence qui avait suivi, l’étudiante avait dit que son père avait participé à la manifestation du 17 octobre 1961 qui rassemblait les Algériens de France s’opposant au couvre-feu décidé par le préfet Papon (cent morts), qu’il avait été attaqué trois jours plus tard, dans le garage où il travaillait. Des fascistes. Des vrais fascistes. Ils lui avaient brûlé les pieds et une main. Depuis, il portait un gant de cuir. Pour autant, il conservait un avis définitif sur la peine de mort. L’étudiante avait ajouté, l’œil cherchant celui du facho qui avait baissé les épaules : « Il est contre. » Concluant, avant de regagner sa place : « Même si. »
    La jeune fille avait découvert par le juge l’existence d’un homme qui s’appelait Jean Moulin, qui avait été torturé comme son père l’avait été, plus longuement, plus sauvagement puisqu’il en était mort. Si Max avait vécu, il se fût certainement prononcé contre la pratique de la torture et pour l’indépendance de l’Algérie. Il l’eût fait avec une force de persuasion comparable à celle que la jeune fille mettaitdans ses propos, car, s’il était engagé, il n’était pas plus militant qu’elle, soucieux lui aussi d’emporter l’adhésion par le raisonnement, par une dialectique habile plutôt que par des arguments d’autorité – bien que, ses lectures le lui avaient confirmé, le juge eût aussi découvert en lui une violence terrible qu’il était capable d’exprimer sans fard. Ainsi s’était-il opposé très violemment à Brossolette et, surtout, dans un parc public où il lui avait montré son cul, à Barrès, ancien camelot du roi, cagoulard et très vraisemblablement proche de l’OAS et des officiers supérieurs dont l’étudiante demandait la mise en jugement. Barrès, le compagnon de René Hardy.
    En 1981, lorsque la gauche au pouvoir abolit la peine de mort, le juge retourna à Nanterre puis sur le bras de la Seine où habitaient les parents de l’étudiante. Il avait gardé un souvenir si intense du « même si » qu’il aurait aimé partager avec son ancienne amie la joie immense que l’abolition provoquait en lui. Ce n’était d’ailleurs pas véritablement une joie mais quelque chose de beaucoup plus fort, de plus essentiel, à la mesure de cet événement considérable qui s’était produit en France, du courage qu’il avait fallu au garde des

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