Les champs de bataille
douceurs-là, auxquelles il a trop peu goûté dans sa vie, lui seront à jamais refusées. C’est un chagrin plutôt qu’une douleur. Il les regarde de loin, s’enivrant des richesses qu’elles offrent à son regard, et il se dit toujours qu’il les voit peut-être pour la dernière fois. Alors, le regard sombre de Jean Moulin observant à travers la glace d’une Citroën, ce regard-là le torpille et le noie. Il y avait certainement dans cet œil le désespoir de la dernière fois. Embarqué dans une voiture qui le conduisait en un lieu d’où seul un miracle le sortirait, s’apprêtant à subir les terribles supplices qui hantaient ceux qui en avaient réchappé, conduit à la lisière de l’insupportable, l’homme assis dans la voiture voyait les femmes, les platanes, le cantonnier, le soleil et la poussière pour la dernière fois. Et si le juge écrit toute la journée, et même une partie de la nuit, à marche forcée pourrait-on dire, c’est pour que lui-même,lorsque sera venu le moment de toutes les dernières fois, quand il n’y aura plus d’images, ni de femmes ni rien ni personne, il puisse songer que tout est en ordre, qu’il peut fermer la porte derrière lui.
Instruction 4
Lorsque René Hardy pénétra dans le bureau, au matin du quatrième jour, le juge mesura en un bref instant la différence qui s’était désormais établie entre le prévenu et lui. Il avait dormi, s’était douché, rasé, habillé de vêtements propres. Ses souliers étaient impeccablement cirés. Depuis la veille, il avait changé de coquille. L’autre s’était enfoncé dans la sienne. Il était comme un homme apparaissant au grand jour après avoir été longtemps privé de lumière. Il avait le teint gris. Une barbe naissante rongeait le bas du visage. Son regard avait perdu l’éclat que lui prodiguait la colère, et il tenait la tête baissée. L’homme qui, à l’invite du juge, prit place sur sa chaise, avait endossé le vêtement de la résignation.
« J’ai écrit une lettre, grommela-t-il. Une sorte de confession.
— Je l’ai lue », dit le juge.
Hardy considérait le sol. Il était penché, les jambes écartées, les bras ballants. Il semblait légèrement hagard.
« Racontez-moi, suggéra doucement le juge.
— Tout est dans la lettre.
— Je préférerais vous entendre. »
Hardy émit un petit ricanement qui n’avait rien de moqueur, qui sonna plutôt comme une amertume dirigée contre soi. Le juge y vit le signe d’un grand désarroi : depuis Caluire, René Hardy avait bâti sa ligne de défense sur une proposition simple qui s’était écroulée ; il aurait à s’expliquer auprès de sa famille, de son avocat et, surtout, de ses anciens compagnons d’armes. Jusqu’alors, il n’avait dû se justifier qu’auprès de lui-même. Désormais, il se tenait au centre d’un cercle dont la circonférence bruissait, et souvent rageusement, de trois interrogations nouvelles : quoi ? pourquoi ? comment ?
Le juge choisit de s’attaquer d’abord aux faits : quoi ? Il demanda à Hardy de raconter dans le détail les événements qui s’étaient déroulés dans la nuit du 7 au 8 juin, plus précisément le 8 juin, à une heure du matin.
« A partir du moment où Multon et Moog vous ont descendu du train. »
Hardy se redressa pesamment, gardant le regard fiché au sol. Il dit :
« Ils m’ont mené à la prison de Chalon. Le lendemain, j’ai été conduit à Lyon. C’est là que j’ai appris l’arrestation du général Delestraint, à Paris. J’ai appris également que la boîte aux lettres de mon réseau était brûlée.
— Vous le saviez, coupa le juge. Vous me l’avez dit.
— J’ignorais qu’elle contenait un message qui m’était destiné, fixant le rendez-vous à la Muette avec Delestraint.
— C’est pourquoi vous avez menti.
— C’est pourquoi j’ai menti », convint Hardy.
Le silence s’établit, long et pénible. Puis Hardy redressa lourdement le visage et regarda le greffier et le juge. Il tremblait légèrement.
« Si j’avais admis avoir été arrêté, on m’aurait immédiatement collé l’arrestation du général Delestraint sur le dos. Or, je n’y étais pour rien. »
L’arrestation du général s’est déroulée selon le plan élaboré par la Gestapo. Dès huit heures, la place de la Muette est cernée par des agents en civil. Ils surveillent les abords du métro. Multon guette sur le quai. Moog se tient
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