Les champs de bataille
dans un taxi à l’arrêt. Quelques minutesavant neuf heures, venant de la rue Singer, un homme s’approche de la bouche du métro. Il a une soixantaine d’années, il porte des leggins, un béret et la rosette de la Légion d’honneur au revers de son veston. Il a le maintien d’un militaire. Aussitôt qu’il est repéré, Moog fait démarrer puis arrêter son taxi à sa hauteur. Le traître descend et s’approche du général, prétend être envoyé par Didot qui, estimant le lieu peu sûr, l’attend au métro Passy. Et le général, absolument confiant (pourquoi ne l’aurait-il pas été ?), indique à son interlocuteur qu’il doit ensuite retrouver deux de ses collaborateurs au métro Pompe. Le traître promet qu’ils s’y rendront ensemble après avoir retrouvé Didot. Ils partent. Deux cents mètres plus loin, le général Delestraint est poussé dans une Citroën stationnant le long du trottoir, menotté, embarqué avenue Foch, au quartier général de la Gestapo. Ses deux collaborateurs seront arrêtés à leur tour quelques minutes plus tard au métro Pompe.
« Je suppose que vous savez que le général Delestraint est mort en déportation et qu’il a affirmé jusqu’à la fin être tombé à cause de vous.
— A sa place j’aurais pensé la même chose. Il m’attendait sans savoir que j’ignorais avoirrendez-vous avec lui, et le type qui l’a arrêté à la Muette s’est recommandé de moi. »
Hardy ricana de nouveau et ajouta :
« Pour le coup, j’ai un solide alibi : au moment où ils l’ont coincé, j’étais en prison à Chalon.
— Vous y êtes resté jusqu’à quand ?
— Pas longtemps.
— Mais encore ?
— Une journée.
— Ensuite ?
— Ils m’ont rapatrié à Lyon.
— Qui ?
— Les Boches ?
— Qui, parmi les Boches ? »
Hardy grimaça sans répondre. Le juge parla à sa place :
« L’Obersturmführer Klaus Barbie.
— J’ignorais son titre… C’était un type astucieux, rusé. Il n’était pas si méchant qu’on l’a dit, pas si brutal. Il essayait de manipuler en douceur 1 . »
Le juge se contint avec peine. Il chercha dans ses dossiers la fiche de Klaus Barbie et la présenta sans la lire à son vis-à-vis. L’autre la dédaigna.
« Aux Pays-Bas, il dirigea la rafle contre les Juifs d’Amsterdam, dit-il sur un ton qu’il s’efforça aussitôt de maîtriser, le jugeant trop exalté par la colère. Ensuite, à Lyon, on lui doit la chasse aux résistants qui conduisit à Caluire. Ce n’est pas vous qui l’aviez surnommé “le Boucher de Lyon” ?
— Pas personnellement.
— Dix mille arrestations, sept mille morts et disparus. Et vous l’avez trouvé aimable ! A peine brutal ! Astucieux et rusé ?
— Il faisait son boulot de flic. Et c’était un bon flic, un type habile.
— Est-ce lui qui vous a appris l’arrestation du général Delestraint ?
— Oui.
— En quels termes ?
— Je ne me souviens pas.
— Y avait-il une manière de chantage dans cette annonce ?
— Aucunement. Il m’a parlé de la boîte aux lettres de la rue Bouteille, puis de l’opération de la Muette. »
Le juge se leva et ouvrit l’armoire de service. Il dégagea la bouteille de whisky pour mieux accéder aux dossiers. Deux d’entre euxportaient l’inscription Klaus Barbie . Il prit le premier, sur lequel il avait ajouté une date : 10 juin. Il l’ouvrit, tournant le dos à Hardy. Il choisit un feuillet et le posa sur la table. Se référant à son contenu, il dit :
« Vous avez été arrêté le 8 juin à une heure du matin et conduit à la prison de Chalon. L’Obersturmführer Barbie vous y a retrouvé le surlendemain dans l’après-midi. »
Il avait accordé son grade au nom de Klaus Barbie pour mettre en scène la question qui allait suivre. Comme Hardy ne répondait pas, il la posa :
« Expliquez-moi pourquoi un type comme Barbie, chef de la section IV du SD de Lyon, se déplace en personne pour rendre visite à un voyageur arrêté dans un train ?
— Je n’ai pas de réponse à cette interrogation. »
Le juge chercha le regard de Hardy, qui se déroba.
« Mais encore ?
— Je ne l’ai jamais su.
— Ce qui signifie que vous vous êtes posé la question ?
— Même pas.
— Alors c’est moi qui vous la pose. Creusez-vous les méninges. »
Ils furent comme deux blocs de silence face à face : chacun avec ses certitudes dont toutes, certainement, n’étaient pas
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