Les champs de bataille
s’il n’ignorait pas que la fin de la partie allait se jouer là, maintenant, et que le coup serait imparable : pourquoi, sinon, l’avoir de nouveau arrêté ? Le magistrat, lorsque leurs regards se croisent, lit sa victoire dans l’œil de l’autre, et cela lui suffit. Mais il est juge, et il doit faire son travail.
« Le sieur Morice est contrôleur de wagons-lits. Il était responsable des couchettes dans le train qui partait de Lyon pour Paris le 7 juin. Il s’est souvenu que deux hommes avaient été arrêtés peu avant l’entrée en gare de Chalon.
— Moi ? » interroge Hardy.
Mais la voix est faible.
« Laissez-moi poursuivre, prie aimablement le juge. Morice a témoigné que ces deux hommes avaient été remis à la police allemande. Il était une heure du matin. L’un est revenu, pas l’autre. Morice a reloué la couchette de l’absent.
— Rien ne prouve qu’il s’agit de moi.
— Morice a rempli un bordereau de location. La DST l’a retrouvé. Ainsi que le double de votre billet et le rapport du contrôleur des wagons-lits. »
Le juge ouvre le dossier rouge, tourne les deux documents qu’il contient pour que Hardy puisse les lire : le bordereau et le rapport.
« Il m’a formellement reconnu ? demande Hardy.
— Sur photo, répond le juge. Dans la presse. Après votre acquittement, votre portrait a été largement publié. Avant cela, Morice ne s’était pas intéressé à l’affaire. »
Hardy ferme les yeux, inspire longuement, se grandissant sur son siège. Puis il dit :
« Finalement, en m’acquittant, les juges m’ont condamné. »
Lorsqu’il avait vingt ans, le juge passait ses soirées et quelques-unes de ses nuits avec une étudiante dont il était amoureux. Ce fut cette étudiante qui, ouvrant autoritairement la portière de sa voiture pour y placer un seau de colle et des affiches, le conduisit dans les années 60 à la porte d’un hémicycle où se jouaient les spectacles de la droite et de la gauche, incomparables l’un avec l’autre même s’ils se produisaient sur une scène unique. La voiture était une Vespa 400 bleue à deux portes et trois vitesses dont la boîte à crabots sautait dans les côtes. La jeune fille était assise à l’avant, son seau de colle entre les jambes. Poisseuse et pâteuse, la colle lui éclaboussait les pieds. Elle y avait mêlé du verre pilé pour que les OAS se déchirent les doigts si la mauvaise idée leur prenait d’arracher ses affiches. Elles dénonçaient les tortures, demandaient la libérationdes militants FLN emprisonnés et l’indépendance de l’Algérie.
Le juge habitait sur un bras de la Seine, non loin de Nanterre où des centaines d’Algériens s’entassaient dans des bidonvilles insalubres. Suivant la jeune étudiante, il les visitait tous les jeudis. Il leur donnait de l’argent. Il mangeait le couscous avec eux. Quand il rentrait chez lui, il longeait l’avenue de la République, rebaptisée depuis l’avenue du Général-de-Gaulle, celle-ci menant à un pont sous lequel coulait une impasse. Jean Moulin n’avait droit à rien (il eut une rue, un peu plus loin et un peu plus tard). L’étudiante habitait encore chez ses parents, une maison surplombant la Seine. Elle n’existe plus aujourd’hui. Sa mère faisait des ménages. Son père travaillait comme mécano dans un garage proche. Il ne parlait pas. Il écoutait, ponctuait les propos d’autrui d’un sourire timide, comme une excuse de ne pas en dire davantage. Il boitait. Sa main gauche était prise dans un gant de cuir noir qu’il n’enlevait jamais. Il souffrait de blessures profondes dont le juge n’apprit la cause que plus tard.
Lorsqu’il passe devant l’école de son quartier, lui reviennent souvent les images de cette étudiante qui refusa toujours de vivre avec lui. Il conserve d’elle le souvenir vague d’unejeunesse, assez semblable à celles d’aujourd’hui, ces femmes en jean et chemisier, pieds nus dans des mocassins souples, jolies, joyeuses, aux épaules légères, qui attendent les enfants à la sortie et que le juge observe de loin, sachant qu’elles ne seront plus jamais là pour lui.
Bien que courant les réunions et les meetings, l’étudiante n’arborait pas le costume traditionnel des militants. Elle n’en avait ni l’habit ni le langage. Elle ne parlait pas des ennemis de classe, des camarades prolétaires, du fascisme-ne-passera-pas. Elle ne réclamait pas, poing levé,
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