Les champs de bataille
toute façon, rien ne vous autorise à revenir sur la chose jugée. Le tribunal a accepté d’entendre mon avocat sur ce point : on ne tient pas compte des documents qui émanent de l’ennemi. »
Son ton enfle au fur et à mesure qu’il prend de la hauteur sur la situation misérable dans laquelle il se trouve. Et le juge, dans son for intérieur, admet volontiers que, défendant sonhistoire, sa réputation et son honneur, l’homme puisse chercher à se grandir.
« Vous m’attaquez en utilisant des arguments infondés provenant d’une source inqualifiable ! J’ai été un patriote ! J’ai risqué ma vie pour la France ! En 40, j’ai tenté de rallier l’Afrique du Nord ! Puis Londres, un an plus tard ! Cela m’a valu quinze mois de prison. Et aujourd’hui, vous me balancez des documents fabriqués pour me nuire ! Et fabriqués par qui ? Par les nazis ! »
René Hardy s’est levé. Il dresse un doigt accusateur en direction du juge. Il est grand, maigre, menaçant. Convaincant, surtout. Pendant une fraction de seconde, le magistrat admet la possibilité de l’erreur. Mais cela ne dure pas. Il laisse Hardy exploser puis, quand il s’est calmé et rassis, il incline le visage vers lui, comme s’il voulait faire amende honorable, et il dit, froid et aimable :
« Je comprends, monsieur, que vous ne puissiez admettre ces documents provenant des tiroirs de l’ennemi.
— Rangez-les, brûlez-les, mais ne m’en parlez plus ! » fulmine Hardy.
Il ajoute d’une voix étrangement faible :
« Je vous le demande. »
Le juge replie les deux dossiers, les replacedans l’armoire, devant la bouteille de whisky et les deux verres.
« Mon avocat m’a fait acquitter sur ce raisonnement : on ne peut accepter qu’un patriote soit mis en accusation par des témoins liés à l’ennemi ou par des archives émanant de ce camp-là. Sa plaidoirie m’a blanchi et libéré. N’y revenons pas.
— C’était en première instance, dit doucement le juge.
— Vous voulez dire qu’il y en aura une seconde ?
— Sinon, vous ne seriez pas là. »
Le juge reprend sa place derrière le bureau. Il n’éprouve aucun plaisir à la pensée de ce qui va suivre. Il aime le jeu du chat et de la souris jusqu’au coup de patte final. Joueur d’échecs, il goûte plus le plaisir de la stratégie que celui du mat. Moins la mise en place de l’ouverture que la confrontation du milieu de partie, lorsque les pièces sont en prise, qu’un déplacement en provoque un autre, que le futur gagnant construit peu à peu ses lignes d’attaque jusqu’à l’étranglement, deux coups avant le mat.
Le mat n’intéresse pas le juge car, de même qu’il ne joue qu’avec les blancs, il gagne toujours. Il le sait avant même d’avoir ouvert lejeu. Dans le cas présent, Hardy a perdu la partie de l’instruction, mais ses avocats ont gagné la manche suivante. Désormais, le roi adverse est encerclé, même s’il ne le sait pas encore. Le juge admet avoir perdu des pièces dans la contestation par Hardy des deux rapports allemands. Il sait aussi que l’inculpé avait raison de rappeler que la chose jugée n’est pas susceptible d’être remise en jeu. Mais il y a l’élément nouveau. Jusqu’alors, la justice n’a pas admis que les rapports Flora et Kaltenbrunner puissent être considérés comme des pièces à charge. Donc, rien ne prouve que René Hardy a été arrêté en gare de Chalon. Rien n’infirme son propre témoignage assurant qu’il a sauté du train, rallié Nîmes et ses camarades de l’Armée secrète. Si l’on en reste là, il faut bien s’en tenir aux conclusions de la Cour de justice de la Seine : Hardy s’est échappé deux fois, la première de ce train parti de Lyon-Perrache le 7 juin au soir, la seconde quatorze jours plus tard, de la maison du docteur, à Caluire. Si ce scénario reflète la vérité, il n’a eu en effet aucun contact avec l’ennemi allemand.
Le juge soulève le lourd cendrier sous lequel il a placé le dossier rouge. Celui-ci ne porte aucun titre. Il contient deux documents – un fouet la dame par laquelle Noir va succomber, paralysé par la pièce placée en embuscade.
« Deux mois après votre acquittement, la DST a reçu le témoignage d’un dénommé Morice… »
Hardy se tient absolument immobile sur sa chaise. Il a posé ses mains sur ses cuisses. Il regarde le juge avec une expression étrange faite de détresse et de soulagement, comme
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