Les champs de bataille
Sceaux, juif et honni par la droite, pour faire adoptercette loi si impopulaire. Le juge avait considéré que l’abolition de la peine de mort était un cadeau offert à l’humanité tout entière, un cadeau si essentiel, si nécessaire, que l’avoir fait avait immensément grandi la gauche au point de l’extraire des catégories et des clivages traditionnels pour la hisser sur un panthéon où nul n’avait à dire ou à redire.
Il avait vu, lui, des exécutions capitales. C’en serait fini de cette ignoble barbarie. Un homme levé au petit jour, ficelé, traîné plutôt qu’emmené, traversant des couloirs glacés résonnant des coups de poing frappés sur des portes closes par des détenus horrifiés, un prêtre, le directeur de la prison, quelques magistrats, des avocats, le col arraché pour que la lame ne ripe pas, un verre de rhum, une cigarette, les derniers, comme si l’Humanité se soulageait de ses saloperies en accordant une ivresse légère et un ultime et fugace plaisir au condamné marchant vers l’échafaud. Honte aux sociétés qui se vengent par la loi du plus fort, aiguille, électricité, gibet, honte à ceux qui exigent le rétablissement de la peine de mort pour certains crimes. Honte et malheur à ceux qui ont brisé les cervicales du tirailleur sénégalais, le cou dans la corde, la trappe s’ouvrant sur le précipice mortel, l’agonie, la torture, la souffrance.
Parfois, le juge s’emporte.
Il n’a jamais revu l’étudiante ni su où elle vivait, ce qu’elle faisait, si elle pensait encore à lui. La dernière fois, mais ils n’étaient plus ensemble, elle avait frappé à sa porte pour lui demander d’abriter un réfugié, ce qu’il avait accepté sans poser de questions, de sorte qu’il ne sut jamais qui il avait hébergé ni pourquoi. Il avait récidivé à la demande d’un tiers qu’il n’identifiait plus, dans les années précédant la venue de la gauche au pouvoir, lorsque Andreas Baader et la Fraction Armée rouge se mouraient dans les prisons de Stuttgart. De jeunes Allemands franchissaient alors la frontière pour échapper à la répression dans leur pays. On savait (par Klaus Croissant ? par Jean-Paul Sartre ?) que des policiers en civil venus de Berlin chassaient leurs compatriotes à bord de voitures puissantes, s’en saisissaient de force pour les ramener manu militari de l’autre côté de la frontière. Bien que n’ayant jamais frayé avec la bande Baader-Meinhof, sachant à peine qu’elle existait, le juge avait accepté de recueillir chez lui un couple d’étudiants habitant Bonn. Il ne soutenait pas leur combat dont il ignorait tout. Mais il consentit à les protéger par dégoût de la répression. Ils eurent quelques conversations théoriques d’où il résultait que les jeunes gensse considéraient comme les descendants des républicains espagnols et des résistants français, menant une lutte sourde et clandestine contre les néonazis au pouvoir en Allemagne. Le juge tenta de leur démontrer l’obscénité d’une filiation revendiquée mais absurde, injurieuse et hors de propos. Ils partirent.
Le juge n’abrite plus aujourd’hui de réfugiés politiques. Les combats ont changé de nature. On ne pourchasse plus les militants blancs mais les immigrés arabes ou noirs. Supprimant les substantifs, restent les adjectifs. Ils ont le mérite de la clarté : on ne pourchasse plus les Blancs mais les Arabes et les Noirs. Quand il prend le métro, le juge a peur. Personne ne lui viendrait en aide s’il était contrôlé puis emmené.
Le rétroviseur de l’Histoire lui a appris à discerner dans le regard des personnes en fuite ou pourchassées une couleur très particulière, qui est celle de l’acceptation, de la résignation, comme s’il s’agissait désormais d’attendre que le destin s’accomplisse. Cela sera, tôt ou tard. Dans la vie des personnes en fuite ou pourchassées, il existe un terme inéluctable à partir de quoi tout se définit. La liberté, alors, change de nature.
Il est une autre étape, la dernière, communeà tous, elle aussi signe de résignation et d’acceptation définitive. Lorsque, au cours de ses promenades, le juge passe devant l’école où des jeunes femmes aux épaules nues attendent l’heure de la sortie des classes, il sait qu’il ne les conquerra plus. Il sait que ses lèvres ne glisseront plus jamais sur leur peau, qu’il ne recevra plus d’elles des paroles d’amour, que ces
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