Les champs de bataille
dupé, Barbie attend. Le chat tient la souris entre ses griffes. Que peut-elle faire pour s’échapper ?
« Rien », répond Hardy avec autorité.
Le juge se retient pour ne pas lui souffler la réplique qu’il attend, la seule possible à ses yeux.
« Je ne pouvais pas bouger sous peine de sacrifier ma fiancée. Nous étions quatre entre les pattes de la Gestapo : moi, elle, ses parents.
— Qu’est-ce que ses parents ont à voir là-dedans ?
— Ils habitaient Lyon. J’allais souvent chez eux.
— Vous y dormiez ?
— J’y cachais des papiers.
— Quelle sorte de papiers ?
— Des documents compromettants. D’ailleurs, relâché par Barbie, la première chose que j’ai faite, c’est de les brûler. J’ai aussi dissimulé les armes que j’avais là-bas.
— Et puis ? s’enquiert le juge.
— Je suis allé à Paris et à Nîmes.
— Longtemps ?
— Quelques jours. »
Le juge élude. Pour Nîmes, il sait. Paris est plus incertain ; il y reviendra plus tard, dans le sillage de Lydie Bastien. Pour le moment, il cherche à étayer une construction qu’il assure peu à peu, mais dans un ordre qu’il est seul à connaître. Il passe des fondations aux superstructures, s’attardant tantôt sur un étage tantôt sur un autre. L’essentiel : que le plan d’attaque reste dissimulé ; qu’il apparaisse très tard, à trois coups du mat.
« Pas une seule seconde vous n’avez pensé que la rencontre avec Multon était préparée ? Que le traître savait qu’il allait vous rencontrer ? »
Hardy sursaute légèrement sur sa chaise.
« La question vous étonne ?
— Elle me heurte… Vous sous-entendriez que j’ai été trahi ?
— C’est une hypothèse formulable. »
Le juge adresse un geste au greffier, lui intimant muettement de suspendre sa frappe.
« Qui savait que vous preniez le train de nuit pour Paris le 7 juin au soir ?
— Mon adjoint : il s’était occupé du billet.
— Et puis ?
— Thomas.
— Et puis ?
— Personne d’autre.
— Et puis ? »
Le juge insiste, très ferme.
« Barrès ?
— Je ne pense pas à Barrès.
— A qui ?
— C’est à vous de me répondre. »
Ils se dévisagent. Le juge aimerait que passe dans son regard quelque chose comme de la commisération. Une douceur. Une aide. Il pense que cet homme n’a plus beaucoup d’amis, qu’il se bat seul, sans avocat, se défendant pied à pied pour sauver son honneur, son amour, ce qui restera d’une vie dont il ne faut pas être grand clerc pour prévoir qu’elle sera détruite.
« C’est à vous de me répondre », répète-t-il doucement.
Ils se dévisagent encore. Puis, comme les boutons de manchettes du greffier tintinnabulent sur le clavier de la machine, trahissant une impatience grossière, Hardy demande, très bas, comme une confidence qu’il se ferait à lui-même :
« Lydie ? »
Le juge attend quelques secondes avant d’ouvrir les mains, très fataliste.
« C’est elle qui a pris votre couchette. »
Hardy acquiesce. Après un long silence, il admet :
« J’y ai pensé. »
Puis se ressaisit :
« Mais pas longtemps. »
Le juge essaie de maintenir ce nuage léger qui lui apparaissait comme le voile d’une complicité – fût-elle éphémère.
« Pourquoi y avez-vous pensé ?
— Quand vous êtes enfermé dans une pièce, vous cherchez toutes les issues possibles.
— La pièce, c’est votre tête ?
— Evidemment.
— Parce que vous ne croyez pas au hasard de votre arrestation ?
— Bien sûr que si ! »
Le temps de la confidence a filé. Le juge tente une remise à flot :
« Vous préférez passer le restant de vos jours enchaîné à vous-même ?
— Plutôt que ?
— Ouvrir une fenêtre.
— Ce n’est pas une fenêtre, aboie Hardy. C’est une béance. »
D’un geste de la main, le juge signifie au greffier qu’il va reprendre sa tâche. Il pourrait, dans l’instant même, briser René Hardy. Mais il ne le fera pas. Il se contentera d’une question apparemment anodine, vérification utile mais non nécessaire :
« Stengritt était-il présent lorsque vous avez été interrogé à l’Ecole de santé militaire ? »
Stengritt était l’adjoint de Barbie. Un grand type blond. Très bel homme.
« Je ne me souviens pas, répond Hardy.
— Et au moment de Caluire ?
— Il était là, oui.
— Quel était son rôle ?
— Je ne me souviens pas non
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