Les champs de bataille
dans la balance des trahisons. Une jeune fille de vingt ans.
Le juge n’a pas besoin d’ouvrir les journaux de l’époque pour se remémorer le visage deLydie Bastien. Son regard, pourtant décrit par tous ceux qui la connurent comme magnétique et ensorceleur, ne l’a jamais impressionné. Il veut bien croire qu’elle était une mangeuse d’hommes – au reste, elle en dévora beaucoup –, il ne comprend pas quels furent ses appâts. Très belle, oui, brune, jeune, élancée, avec cependant quelque chose de cruel dans l’œil, comme une pointe prête à jaillir et à percer. Couverte de bijoux. Portant parfois une voilette qui la dissimulait. Le juge peut se représenter Hardy assis face à elle, dans un café quelconque, écartant délicatement ce crêpe, percuté aussitôt par un coup de foudre qui le démolit. Comme le jeune homme, son voisin, dont l’expression marque la sujétion – pour Didot, une mise à mort. Le juge ne voit plus le visage de la jeune fille. Elle ne ressemble pas à Lydie Bastien. Les femmes d’aujourd’hui ne portent plus les robes droites de leurs aînées, elles s’habillent de couleurs vives, elles ne sont pas contraintes à autant de retenue et de bienséance. Mais elles dévisagent certainement les hommes de la même manière. Amoureuses et charmées, pourquoi pas ? Feignant de l’être lorsqu’elles visent un but. C’est-à-dire, par exemple, lorsqu’elles sont en mission, envoyées par une puissance étrangère pour séduire etappâter. Employées comme prostituées politiques ou économiques par un Etat souteneur pour qui la morale, dans ce domaine, importe peu. Le juge, quand il exerçait encore, instruisit quelques dossiers de cette nature. C’était au temps de la guerre froide, avant la chute du mur de Berlin, lorsque l’univers se partageait entre le monde communiste et le monde qualifié de libre par ses thuriféraires.
Il en était déjà ainsi lorsque Lydie Bastien rencontra René Hardy dans un bistrot lyonnais. Churchill et Hitler s’accordaient sur un point, un seul, mais il valait son pesant de stratégies : il fallait à tout prix l’emporter sur Staline. Lequel s’époumonait à réclamer un débarquement qui ouvrirait un second front à l’ouest et allégerait d’autant la pression sur ses troupes. Churchill temporisait ; dans son esprit, mieux valait d’abord que les rouges et les bruns s’affaiblissent l’un l’autre, se mordent et se détruisent, après quoi on irait. Dès la rupture du pacte germano-soviétique, dans tous les pays occupés, Hitler avait ouvert la chasse aux communistes. Dans son entourage, après la victoire de Stalingrad, certains commençaient à envisager un renversement d’alliances. Conclure une paix séparée avec les Alliés, joindre les forces pour attaquer Moscou. Ainsi espérait lechef du contre-espionnage allemand, l’amiral Canaris, maître de l’Abwehr (pendu pour trahison en avril 1945), qui avait tenté d’entrer en contact avec les Alliés par l’intermédiaire du pape et d’émissaires de la Cagoule. Ainsi complotaient quelques officiers supérieurs installés à l’hôtel Lutetia, Paris VI e . Ainsi s’élabora un réseau d’une grande complexité, une toile d’araignée où l’extrême droite allemande antinazie et l’extrême droite française cagoularde attraperaient la gauche de la Résistance, à commencer par les communistes.
Depuis toujours, le juge considère que Lydie Bastien et René Hardy ont joué un rôle dans ce jeu funèbre. Depuis toujours, il se retient de penser que Caluire ne se trouve pas au carrefour de ce nœud symbolique. Depuis toujours, il regrette d’être né trop tard pour avoir pu instruire le dossier Hardy, ce qu’il eût fait sans crainte de heurter tel ou tel, telle puissance d’après-guerre, tel intérêt à défendre, telle réputation à protéger. Il sait cependant qu’aucune chambre d’instruction ne l’aurait adoubé. Dans les années 50, on ne confiait pas un dossier de cette nature à un orphelin aux origines incertaines.
Instruction 6
Le juge se représente assez bien René Hardy errant dans Lyon après avoir été relâché par Klaus Barbie. Le clandestin héroïque qui grimpait dans le train à la gare de Perrache est devenu un fuyard sur qui pèsent deux condamnations à mort : celle de ses camarades s’ils apprennent son arrestation ; celle de la Gestapo s’il ne livre pas ses secrets. Car, partiellement ou totalement
Weitere Kostenlose Bücher