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Les champs de bataille

Les champs de bataille

Titel: Les champs de bataille Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Dan Franck
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interrogé. Klaus Barbie serait peut-être arrivé trop tard.
    Au moment où le juge s’apprêtait à sortir un billet de sa poche pour régler sa consommation, un couple de très jeunes gens entra dans le café, choisit une table et s’assit. Ils avaient vingt ans tout au plus. Quand vingt autres années auraient passé, peut-être se feraient-ils face comme des momies vieillissantes, n’ayant plus rien à se dire, aucun propos à échanger, pas le moindre geste tendre ou complice ; installés de part et d’autre d’une table de restaurant, ils chercheraient alentour des petits sujets de discussion susceptibles de rompre un silence en béton armé et, repérant un couple de très jeunes gens, ils le coopteraient, l’assiéraiententre eux et critiqueraient leurs manières sans songer que bien longtemps auparavant ils se touchaient les mains de la même façon, s’embrassaient pareillement, se promettant un avenir partagé et radieux. Comme faisaient, sans doute, Lydie Bastien et René Hardy dans le café de la place Bellecour, ce jour de janvier 1943, au lendemain de leur rencontre.
    Le juge observait les jeunes gens à la dérobée. Ils ne lui rappelaient rien. Lui-même, dans sa jeunesse, n’aurait jamais osé embrasser une femme blanche dans un lieu public. D’ailleurs, s’il avait tenté de le faire, les femmes blanches l’eussent sans doute considéré avec la même stupeur que les prévenus entrant dans son cabinet d’instruction. Cependant, contrairement à eux, elles avaient le pouvoir de le révoquer, et c’est sans doute pour s’éviter l’humiliation publique d’avoir à se retirer que le juge ne s’était jamais permis de s’abandonner, gestes, sourires, propos, comme faisait le garçon, obtenant en échange un regard énamouré, jeune fille à l’œil liquide, visage incliné, lèvres entrouvertes.
    Ils étaient beaux. Glorieux, pensait le juge. Ils vivaient cette phase de l’amour où la crânerie l’emporte sur tout. Aujourd’hui, sur le jugement d’autrui, fût-il grommelé par un couplede vieux assis derrière une table en marbre froid. Hier, sur l’élémentaire principe de précaution que René Hardy aurait certainement dû mieux respecter en sortant des cafés, des restaurants, du lit où il conduisit la belle Lydie Bastien quelques jours (sinon quelques heures) après l’avoir rencontrée. En un mois, l’affaire était bouclée. Ils se promenaient dans les rues de Lyon bras dessus bras dessous, lui, clandestin rayonnant au soleil de l’amour, elle, exhibant des tenues et des chapeaux qui la rendaient remarquable aux yeux de tous, sauf des camarades de Didot. Ils lui reprochèrent cet affichage contraire aux règles de sécurité, ignorant, hélas, qu’il allait plus loin encore : elle sut bientôt ce qu’il faisait, prétendit l’aider, tapa ses rapports à la machine. Le ver était-il dans le fruit ?
    Observant le jeu de mains de ses voisins, le juge imaginait que si, dans les six mois suivant leur rencontre, le jeune garçon envoyait sa fiancée réserver une couchette sur le Lyon-Paris, elle irait.
    Mais que fit Lydie Bastien aussitôt après ? Où alla-t-elle quand elle se fut dégagée des bras d’un amoureux passionné qui eût tant souhaité la garder encore contre lui, les mains agrippées à sa veste de cuir ? S’assura-t-elle qu’ilmontait bien dans le wagon qui lui était réservé, croisa-t-elle sur le quai les ombres mortelles du traître Multon et de Robert Moog, agent K30 de la Gestapo ? S’en retourna-t-elle chez elle, ou obliqua-t-elle vers l’Ecole de santé militaire ? Comment dormit-elle cette nuit-là ? Et avec qui ?
    Le juge s’égarait. C’était sans doute le spectacle du jeune couple. Pour se protéger du soleil, ils avaient changé de place. La fille n’était plus qu’une silhouette vue de dos. Le garçon paraissait si épris, si juvénile, que le juge ne l’eût pas condamné si, pour les yeux de sa belle, il avait enfreint, une fois, un jour, des règles de sécurité pesant le poids du plomb. Si, pour la sauver d’un grand danger, il avait accepté de courir un risque démesuré, fût-ce au prix de son honneur. Il lui aurait accordé des circonstances atténuantes. Il aurait plaidé sa jeunesse, son inexpérience, son immense courage (après tout, combien furent-ils à sauter le pas de la clandestinité ?) et eût cherché des justifications à l’acte criminel chez l’autre, la personne que Klaus Barbie posa

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