Les champs de bataille
plus.
— C’était lui qui était chargé de vous menotter.
— Ah ! » fait Hardy.
Suit un silence que le juge rompt rapidement :
« Lydie Bastien connaissait-elle Stengritt ? »
La question est aimable. La réponse est violente :
« Comment voulez-vous que je le sache ?
— Vous ne dites pas non ?
— Je dis que je n’en sais rien !
— Passons », conclut le juge.
Il pourrait, là encore, briser René Hardy. Il lui suffirait de lui placer sous le nez les témoignages de ses camarades de Résistance, notamment ses supérieurs, pour qui l’appartenance de Lydie Bastien à la Gestapo apparaît comme une hypothèse envisageable. Il lui suffirait de mettre sur la table les confidences du chef de l’Abwehr allemande en France indiquant avoir recruté Lydie Bastien pour combattre la Résistance lyonnaise. Il lui suffirait de montrer le procès-verbal de l’interrogatoire de Klaus Barbie par le commissaire français dépêché auprès des Américains après la guerre : « Stengritt, mon adjoint, a eu une relation amoureuse avec Lydie Bastien. » Il lui suffirait d’accorder crédit à l’ensemble du témoignage de Barbie, qui assure que René Hardy a été retourné sans mal, qu’il rendait régulièrement compte aux Allemands des activités de ses camarades de combat, qu’il a bien donné Jean Moulin, que sa fuite à Caluire était préparée, le Coltqu’il exhibait à l’étage de la maison du docteur lui ayant été remis par la Gestapo. Il lui suffirait de lui coller sous le nez le dernier témoignage de Lydie Bastien, qui assure désormais que Hardy a été libéré après Chalon contre la promesse de sa collaboration et que, deux heures avant l’arrestation de Max, il se trouvait dans les locaux de la Gestapo. Il suffirait, pour l’abattre, de tracer les grandes lignes d’un scénario possible :
Lydie Bastien ne rencontre pas René Hardy par hasard dans un café de Lyon : elle est missionnée par la Gestapo. En quelques jours seulement, elle l’enserre dans des filets amoureux dont il ne se libérera plus. Elle devient sa confidente. Elle tape ses rapports. Elle réserve sa couchette le soir du 7 juin. Elle l’accompagne à la gare pour être sûre de son départ. Alors qu’il tente de la retenir le plus longtemps possible, la serrant contre son blouson de cuir, elle le repousse pour partir plus vite : elle doit informer ceux qu’elle sert, Stengritt s’il est son amant, Barbie s’il la dirige, le chef de l’Abwehr s’il l’emploie. Dès lors, c’en est fini pour Hardy. Il est condamné. Lorsque Barbie le retrouve, à la prison de Chalon, il lui met le marché en main : il parle, et sa fiancée est sauve ; il se tait, et elle subira la loi de la guerre. Cette loipeut se concevoir de deux façons : soit Barbie cache à son prisonnier les liens qui l’unissent à son agent et il menace seulement de l’arrêter ; soit il l’informe que Lydie Bastien travaille pour lui et qu’il la livrera en pâture à la Résistance si le prisonnier refuse de coopérer. Le juge ignore laquelle de ces deux hypothèses est la bonne, de même que l’appartenance de Lydie Bastien à la Gestapo relève du soupçon et non des certitudes. Mais si les doutes des chefs de Hardy devaient se vérifier, le juge accorderait le bénéfice de l’ignorance à l’inculpé. Il ne l’absout pas ; il tente de le comprendre. S’il l’imagine face à Barbie, dans une chambre de l’Ecole de santé militaire, il lui est plus facile de voir en lui un jeune homme perdu cherchant à gagner du temps, c’est-à-dire une once de souffle dans un sac où sa tête est prise, plutôt qu’un individu acceptant en toute connaissance de cause de basculer du côté de l’ennemi, ralliant sa fiancée et ceux qu’elle sert. Peut-être aussi cette analyse relève-t-elle du désir, celui de ne pas accabler davantage un amoureux fou assis sur une chaise qu’il ne quittera qu’entravé, trahi à son tour par une femme à qui, d’une manière ou d’une autre, dans cette chambre de l’Ecole de santé militaire, il offrit sa vie.
« De toute façon, murmure le juge pour lui-même, cela ne change rien. »
Il se lève pour évacuer le brouillard qui l’encombre, glisse ses mains dans ses poches et, presque fraternellement, pose à Hardy la seule question qui, à cet instant, vaille à ses yeux. Il lui demande pourquoi, sortant des griffes de Barbie, il ne s’est pas enfui. A quoi l’autre
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