Les champs de bataille
répond ce qu’il a déjà dit :
« Je voulais protéger ma fiancée.
— Vous pouviez l’emmener.
— Il y avait aussi ses parents.
— Vous pouviez les emmener tous.
— Ça commençait à faire du monde.
— Je ne crois pas à cette raison », commente le juge.
Il s’éloigne vers la porte, presque navré du raisonnement qui peu à peu s’impose à lui : si Hardy n’a pas fui avec les otages menacés, c’est parce que sa fiancée ne voulait pas partir. De deux choses l’une : ou elle sous-estimait la menace pesant sur elle, ou, en effet, elle servait la Gestapo ; dans ce dernier cas, Barbie ne l’aurait jamais laissée s’éloigner.
« Il y a une autre raison », profère Hardy.
Le juge s’approche.
« Nous voulions enquêter pour savoir qui avait livré le général Delestraint. »
Le juge ne dit pas que, là encore, il ne croit pas à cette raison. Mais il saisit la balle que l’inculpé vient de lancer.
« Nous ? demande-t-il d’une voix aussi calme que possible.
— J’ai dissimulé l’arrestation dans le train pour ne pas être accusé à tort de la chute de Delestraint. Mais je voulais savoir qui l’avait livré.
— Vous avez dit nous. Qui est l’autre ?
— Je ne parlais que de moi-même.
— Vous parlez de vous à la première personne du pluriel ?!
— Il y a erreur : j’ai dit je. »
Le juge revient sur ses pas, se glisse derrière le greffier et lit par-dessus son épaule.
« Nous voulions enquêter pour savoir qui avait livré le général Delestraint. Je n’invente rien.
— Alors c’est une approximation de langage.
— Nous allons l’exploiter », fait le juge rageusement.
Autant il est capable de renoncer à fouailler les plaies amoureuses quand l’instruction n’y gagnera pas, autant il refuse de céder un pouce du territoire à conquérir. La mauvaise foi le met hors de lui.
« Savez-vous quelle est la différence entre lemensonge et la mauvaise foi ? » demande-t-il en ouvrant l’armoire.
Il cherche un dossier, le trouve, referme l’armoire, pose le dossier sur son bureau.
« La mauvaise foi est une tromperie, une lâcheté.
— Et le mensonge ? demande Hardy, suivant avec étonnement la poussée d’adrénaline du magistrat.
— Parfois, une obligation. Entre un juge et un inculpé, il relève du langage ordinaire. La mauvaise foi est une affaire de couple.
— Je ne vois pas le rapport », grogne Hardy.
Le juge n’insiste pas. Il sait que sa colère est disproportionnée par rapport à son objet, et il connaît la raison de cette faiblesse : il était près de s’amadouer. Il fléchissait. L’erreur de pronom l’a rétabli dans la trajectoire qu’il s’était fixée.
Il masque le titre du dossier posé sur la table : Collusions. Il l’ouvre. Il tourne les pages, parcourant son contenu. Puis, feignant de s’absorber dans ses notes, il demande :
« Connaissez-vous un certain Richard ? »
Hardy marque un temps de réflexion avant d’admettre que oui, il a connu Raymond Richard.
« Dans quelles circonstances ?
— Par l’intermédiaire de Lydie Bastien. »
Le juge relève le nez de son dossier, se carre dans son fauteuil et lance :
« Racontez-moi. »
Hardy l’observe comme s’il flairait un terrain sensible avant de s’y aventurer. Mais, le juge demeurant silencieux, il n’a pas le choix. Il avance, très précautionneusement :
« Lydie l’a rencontré vers 1943 par l’intermédiaire de Jehan de Castellane. Ils se sont vus à Paris. Castellane lui a remis des documents qu’elle a rapportés à Lyon. Il s’agissait de papiers concernant les arrestations de patriotes effectuées par les Allemands et la milice.
— Comment Castellane se les était-il procurés ?
— Par Raymond Richard.
— Avant la guerre, saviez-vous qui était Jehan de Castellane ?
— Non.
— Un cagoulard. Extrême droite… Et pendant la guerre ?
— Je l’ignore.
— Membre du Mouvement social révolutionnaire… Vous connaissez ?
— J’ai oublié…
— Formation collabo, financée et soutenue par Vichy, rassemblant d’anciens cagoulards. Extrême droite.
— Et alors ? questionne Hardy.
— Je poursuis », réplique le juge.
Il plonge de nouveau le nez dans le dossier Collusions. Il en tourne quelques pages, feignant de chercher un renseignement. C’est une tactique : sembler hésiter au début de l’offensive, finir en une charge
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